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Elidjah- Muhammad Claire

Violence, guerre et société dans Civil War, d'Alex Garland


Civil War (2024), d’Alex Garland

Civil War est un film du réalisateur britannique Alex Garland sorti en 2024. Le récit prend place dans un futur proche, dans un contexte de guerre civile qui ravage les États-Unis, à la suite d'un coup d'État orchestré par le président alors au pouvoir. L’histoire s’organise autour d’un  groupe de reporters de guerre qui entament un périple à travers le pays dans l’objectif de rejoindre la ville de Washington D.C afin d’obtenir une interview du président.  A travers ce périple, c’est le portrait d’une Amérique dystopique (fictionnelle mais qui reste cependant très proche du réel) qui nous est dépeint.


Loin d'être un film d'action reprenant les codes des grands block-busters hollywoodiens, Civil War pousse les spectateurs à se questionner sur ce que représente la guerre et ses conséquences. À travers ce film, Alex Garland interroge notre société et plus particulièrement nos démocraties occidentales quant à notre rapport à l'image et à l'information. En choisissant de centrer le récit sur une équipe de journalistes de guerre, le réalisateur nous offre un point de vue particulier lui permettant d'explorer diverses thématiques. C'est un film relativement court mais riche en questionnements et qui reste peu explicite au niveau du message qu'il cherche à délivrer.  


Civil War  s’ancre dans la réalité et l’on remarque notamment que le contexte politique et social États-Unien sert de modèle à ce qui nous est montré. Dans le film, les dysfonctionnements actuels de la société américaine (inégalités importantes, division politique marquée, racisme…) sont mis en exergue afin d’en montrer les possibles dérives, a fortiori dans le mesure où l’année 2024 marque la fin du mandat du président démocrate Joe Biden et un possible retour de Donald Trump au pouvoir.



Un contexte flou


Civil War n'est pas un film de guerre, dans la mesure où il n’est pas mis en scène une guerre particulière, reconnaissable et connue pour son importance historique comme cela est le cas d'ordinaire dans les films de guerre. Les raisons de cette guerre civile ne sont que très peu explicitées et il ne s'agit pas pour nous, spectateurs, de chercher à trouver quel camp défend le Bien et quel camp défend le Mal. Nous ne connaissons pratiquement rien des manœuvres politiques et militaires des deux camps, et l’on se rend compte assez rapidement que cette guerre civile ne représente finalement qu’une sorte de prétexte qui permet au réalisateur d’explorer son véritable sujet.  


L'enjeu de ce film est bien plus de montrer les effets de la guerre sur des personnes d’une société semblable à la nôtre. C'est un film d'analyse anthropologique plus que politique. Alex Garland cherche surtout à représenter l'homme face à la guerre plutôt que la guerre en elle-même ou les raisons que l'on peut lui trouver afin de la justifier et de l'expliquer, on le remarque notamment dans la mesure où durant tout le film ce sont comme des portraits de différentes personnes au sein de cette guerre qui nous sont dépeints. Le réalisateur reste volontairement flou quant au contexte afin de se concentrer sur l'Homme et sur sa psychologie face à un phénomène comme la guerre. C'est notamment par la représentation d'une violence brute que le rapport à la guerre est questionné et analysé.



Le refus de l'esthétisation de la violence


Comment représenter la violence ? Jusqu’où peut aller le cinéma dans sa mise en image, et comment la rendre assez soutenable pour qu'elle puisse être regardée ? Dans Civil War, la violence est partout. Elle rythme le voyage des reporters dans ces Etats-Unis en guerre civile, elle apparaît et disparaît sans être annoncée, elle surprend. À travers ce film, Alex Garland interroge la place du spectateur. En refusant l'esthétisation et la romantisation de cette violence, il empêche tout détachement, tout éloignement. Ce qui est le plus déroutant lorsque l'on visionne le film, c'est que cette violence semble réelle. La grande majorité des scènes de violence se déroule de manière hyperréaliste, sans musique pour les accompagner, sans aucun processus mis en place pour les rendre moins pénibles à regarder. En tant que spectateurs, tout se passe comme si nous y étions réellement confrontés. Pourquoi ce choix du réalisateur ? 


En décidant cela, Alex Garland nous montre une violence que nous sommes peu habitués à voir au cinéma. Une violence sèche, sans effet esthétique, une violence proche, si ce n'est pareille à celle que l'on rencontre dans la réalité. En faisant cela, le réalisateur questionne notre rapport à cette dernière à la fois dans la fiction et dans la réalité. 


Par la fiction, Alex Garland nous secoue, nous choque et nous fait surtout prendre conscience de ce que représente réellement la violence de guerre et la violence dans son ensemble, dans la mesure où il efface l’effet de distanciation propre à la posture du spectateur. De ce fait, le film n’agit plus comme filtre et aseptiseur. 


Sur la route qui doit les mener à Washington DC, les personnages principaux tombent sur deux de leurs confrères qui les avaient suivis depuis New York. Jessie, jeune photographe, décide de continuer la route avec l'un des deux et de se séparer des autres reporters. Leur voiture s'éloigne et disparaît. Elle réapparaît quelques minutes plus tard, vide. Les autres journalistes partent à leur recherche et les retrouvent, à genoux, devant une benne remplie de corps morts. Deux hommes en tenue militaire et armés leur font face. Ces derniers n'appartiennent à aucun camp mais profitent de l'instabilité causée par la guerre pour assassiner, de manière sadique, des personnes qu'ils rencontrent en fonction de leur couleur de peau et de leur origine ethnique (mettant l’accent sur les questions de la xénophobie et du racisme, qui, poussés à l’extrême peuvent mener à ces actes). Malgré un sauvetage in extremis qui devrait être un soulagement, le choc ne s'atténue pas car, au même moment, une des journalistes est projetée dans une fosse pleine de cadavres humains. 


Civil War (2024), d’Alex Garland

C'est une scène longue, dans laquelle violence psychologique et violence physique sont centrales. Les morts sont vives et surprennent le spectateur. Mais la scène ne laisse pas le temps à l'émotion, elle ne laisse de temps qu'au choc. Confrontés à une violence explicite et horrifiante, personnages comme spectateurs sont tétanisés face à ce qu'il se passe.


Alex Garland nous montre les dérives de la guerre et peint un tableau de la violence et de la peur humaine. Il refuse l'éloignement habituel entre fiction et réalité. Il invite implicitement les spectateurs à réfléchir à cette notion de violence, à ce qu'elle représente et aux conséquences qu'elle entraîne. Il nous montre la violence comme instrument de haine, une violence inhumaine et déshumanisante. Le caractère “inhumain” de la violence commise est d’ailleurs au centre de cette scène, dans la mesure où ces deux hommes aux motivations racistes ne considèrent aucunement la vie de ceux qu’ils assassinent, refusant de se reconnaître en eux. Ce défaut d’altérité est, selon le philosophe Nicolas Grimaldi, la condition première de l’inhumanité. Cette thèse est développée dans l’essai L’Inhumain (2011), dans lequel l’auteur montre que l’acte inhumain n’est possible qu’en refusant de voir en l’autre son semblable, car “quiconque ne reconnaît pas son semblable dans l’autre s’éprouve du même coup délié à son égard aussi bien de toute pitié que de justice” (p.11). A la lumière de cette idée, nous pouvons affiner notre regard sur les actes atroces commis dans cette scène où la négation de l’autre atteint son paroxysme, et où la vie humaine semble dénuée de valeur.  


La confrontation à la violence et notre manière d'y faire face est particulièrement explorée à travers le rôle du reporter de guerre, dont le métier est de témoigner du front afin d'en montrer la réalité au monde.



Guerre et images


C'est un choix original que de centrer le récit sur une équipe de reporters de guerre. C'est à travers leur voyage dans ces États-Unis ravagés par la guerre civile que l'histoire se déroule. La quête des personnages est celle d'une course à l'image, au scoop mais aussi à la vérité. Civil War questionne le rôle de ces reporters de guerre. Qu'est-ce qui les pousse à agir ? Qu'est-ce qui les pousse, malgré le risque, à se rendre au plus près du danger pour en informer le monde ? 


Le film interroge aussi le rapport que nous entretenons avec ces images de guerre et l'impact qu'elles ont sur ceux qui les voient. Le personnage de Lee, interprété par Kirsten Dunst, souffre d'un syndrome post-traumatique lié aux horreurs auxquelles elle a été confrontée pendant les différents conflits qu'elle a couverts. C'est un personnage désillusionné qui ne croit plus que son métier ait  le pouvoir de changer les choses. Elle ne croit plus à la force de l'image. Elle ne croit plus à cette capacité qu'a la photographie de faire prendre conscience des atrocités de la guerre. Cependant, elle continue d'exercer ce métier, et l’on peut ici se questionner sur la raison qui la pousse à faire ce choix (peut-être garde-t-elle encore espoir ?). La posture de Lee face à son métier permet au spectateur de réaliser que l’image, malgré tout ce qu’elle peut donner à voir, reste impuissante face aux “passions tristes” (en particulier la haine de l’autre) qui mènent à certaines dérives. On pourrait ici penser que Lee se présente comme un double fictionnel du réalisateur, et qu’à travers elle il nous fait part de ses propres désillusions quant au pouvoir salvateur de l’art.


À travers le personnage de Lee, c'est aussi notre rapport à l'image qui est questionné. Notre contexte informationnel actuel est paradoxal. Nous avons accès plus que jamais à l'information. À la télévision, dans les journaux, sur les réseaux sociaux : tous les jours des images nous parviennent du monde entier et notamment des images de guerre. 


Nos sociétés occidentales ont "éradiqué" la guerre ou du moins elles l'ont éloignée. C'est par l'information que nous avons connaissance des conflits et des guerres qui se déroulent dans le monde et c'est par l'information et les images que nous prenons conscience de leurs conséquences. Le paradoxe s'explique en ce sens que nous avons conscience de l'horreur de ces guerres mais que notre modèle informationnel nous désensibilise face aux images que nous voyons chaque jour. L'effet de l'image est neutralisé par sa banalisation dans un flux informationnel continu. Les images ne choquent plus. Du moins, elles choquent de moins en moins. Ainsi, l'image n'a plus pour fonction d'avertir, de dissuader ou d'éviter la répétition de ce qu'elle représente. L'image n'est plus qu'une simple illustration d'un sujet donné à un moment donné. 


Dans Civil War, c’est donc avec les yeux de journalistes, avec les yeux de ceux qui vivent l'horreur de la guerre que nous regardons les événements. Nous sommes aux premières loges, nous n'avons pas seulement accès aux images du conflit mais bien aux moments où ces images sont prises. Ce processus efface la distance et pousse le spectateur à regarder ces scènes de guerre avec un regard différent. Sur l'écran, les photographies prises par les journalistes apparaissent parfois et mettent en relief la scène qui vient d'avoir lieu. Le spectateur, à ces moments-là, ne voit pas simplement une image figée car cette image lui rappelle la scène qu'il vient tout juste de voir.


Civil War (2024), d’Alex Garland

Civil War est un film qui pousse le spectateur à regarder. C'est un film qui nous pousse à prendre conscience par le regard. Tout ce travail autour de la photographie et du journalisme sert justement cet effet. Le film nous montre que cette guerre et les guerres dans leur ensemble ne sont pas simplement des images mais bien une réalité. L'image de guerre ne doit pas simplement servir à l'illustrer. Elle doit servir à prévenir, à mettre en garde. Elle est un témoignage, un témoignage de l'atrocité. 


Civil War est donc un film qui dépasse la fiction pour venir s'intégrer au sein de problématiques sociétales. Alex Garland représente ces problématiques à travers ce film, il invite à y réfléchir. Il met en garde face aux conséquences de la guerre. Il nous montre que la guerre n'est pas quelque chose de lointain, qui ne pourra jamais nous toucher. 


La guerre en Ukraine, la guerre au Moyen-Orient, la montée en puissance du populisme en Europe ou encore la restriction de certaines libertés fondamentales dans de nombreux pays occidentaux témoignent du fait que nous ne sommes pas à l'abri de tout danger dans nos démocraties. Le confort de vie et la sécurité que nous avons acquis nous placent dans une certaine apathie face aux menaces qui planent sur nos sociétés. Civil War est cette claque qui nous pousse à nous rendre compte de ces menaces. C'est un film au réalisme cru qui secoue et qui choque, dans l'objectif de prévenir et de nous faire prendre conscience d'une réalité et d'un danger qui nous échappent malgré leur proximité. 



Bibliographie

Nicolas Grimaldi, L’Inhumain, Paris, Presses Universitaires de France, Perspectives critiques, 2011.


L'auteur

Elidjah-Muhammad Claire est étudiant en classe préparatoire littéraire au lycée Jules Ferry à Paris et souhaite devenir journaliste. Ceci est son premier article pour la webrevue.

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