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Nina Wexler

Valse avec Bachir ou la ronde du souvenir

Dernière mise à jour : 31 oct. 2023


Dans Valse avec Bachir, le réalisateur israélien Ari Folman part à la recherche de ses souvenirs de la guerre du Liban de 1982. Il choisit de filmer cette quête à l'aide d'images dessinées, projet certes simple car, après tout, un souvenir nous apparaît le plus souvent sous la forme d’une image mais qui peut être ambigu car rien n’atteste la véracité des images produites. Le film est alors avant tout une aventure psychologique qui plonge le spectateur dans une conscience partiellement amnésique. Et c’est avec beaucoup de talent et de puissance que Folman fait progressivement resurgir l’invisible de la mémoire avec l’indicible de la guerre.





Si l'ensemble des interrogations de la philosophie se résume par ces trois questions : « Qu'est-ce que le beau ? », « Qu'est-ce que le juste ? », « Qu'est-ce que le vrai ? » comme le suggère l'écrivain et ancien ministre de l'Éducation Luc Ferry, il est clair que l'enjeu philosophique du film d'Ari Folman, Valse avec Bachir, est la quête de vérité.


Le film, sorti en 2008, reçoit un accueil exceptionnel pour un film documentaire. Multiprimé (1), il parcourt les festivals internationaux, intrigue les journalistes et les cinéphiles du monde entier, tout en réussissant le tour de force d'attirer au cinéma un public habituellement rebuté par le genre. Valse avec Bachir se concentre sur l'une des pages les plus sombres de l'histoire de l'État d'Israël : celle des massacres perpétrés dans les camps de réfugiés palestiniens à Sabra et Chatila en 1982. Et c'est un ancien soldat israélien, posté derrière la caméra, qui raconte ce qu'il a fait et ce qu'il a vu. L'enjeu politique du film est de déterminer la vérité sur les événements de 1982 pour participer au devoir de mémoire de l'État d'Israël. Mais pour ce faire, le réalisateur doit emprunter une voie intime et retrouver d’abord ses propres souvenirs de guerre. La vérité historique est entremêlée à la perception subjective du réalisateur qui les a toutes deux enfouies sous un monceau de cendres bleues et de sable brûlant. Ari Folman entreprend alors dans Valse avec Bachir une fouille dans le dédale mystérieux de la mémoire.


Ce qui participe à la singularité du film, c'est assurément sa conception esthétique en tant que film d'animation. C'est l'un des premiers documentaires d'animation digitalisée, l'image réelle y est transmuée en dessins alternativement en 2D et en 3D, ce qui pousse le spectateur à s'interroger sur la nature de ce qu'il regarde. « L'histoire est-elle réelle ou imaginaire ? Et les images sont-elles vraies ou fausses ? » peut-on entendre murmurer au cours de la projection. En effet, il n'est pas aisé de dire ce qu'est Valse avec Bachir. Certains critiques parlent de docu-fiction d'animation, d'autres nient l'appellation de documentaire. Même si l'œuvre relate des événements historiques réels : la guerre du Liban en 1982, l'invasion de Beyrouth par Israël, l'intervention de la Syrie et le massacre de Sabra et Chatila, le prisme biaisé du réalisateur, ancien soldat en 1982, empêche certains de le qualifier comme tel. Le documentaire requiert cette chimère artistique et métaphysique qu'on appelle l'objectivité. Ainsi, tout film sérieux - qui a la prétention de se poser comme un document authentique d’un événement historique donné - nécessite des fabricants extérieurs à l'histoire dont l'affect n'influe pas sur la direction du film. Cela s'entend sans difficulté.


Cependant, il est étonnant de penser qu'un témoin direct soit tout de suite disqualifié quand il raconte l’une des versions de l'histoire (qu'il ne faut surtout pas prendre pour l'Histoire). Ce témoignage ne constitue-t-il pas justement un témoignage précieux offrant des renseignements sur l'un des camps ? Folman se défend de ces critiques en affirmant qu'il a effectivement conté l'histoire de son point de vue et qu’il s’attend, comme dans chaque histoire, à trouver des contestataires (toute personne a déjà pu faire l'expérience, en racontant par exemple une anecdote lors d'un dîner entre amis ou en famille, qu'une même histoire a toujours plusieurs versions puisqu'elle est vécue par des personnes différentes). Folman raconte donc la seule chose qui est vraie pour lui, ce qu'il a vécu.


Vrai et faux du souvenir


La composition du film est assez simple, le personnage principal, double du réalisateur Ari Folman) rencontre un ami Boaz ayant également servi dans l'armée israélienne pendant la guerre du Liban. Ce dernier lui demande : « Cela t'arrive-t-il de penser à la guerre ? » et le réalisateur répond : “ C’est étonnant je n’ai gardé aucun souvenir de cette période ”. À l'inverse, l'ami, lui, fait ce rêve en boucle qu'on voit d'ailleurs dans le générique du film : il est poursuivi dans Beyrouth par de nombreux chiens. Boaz précise, ils sont 26 à le traquer dans les rues de la ville. Ari lui demande ironiquement : « Mais comment es-tu sûr du nombre ? Comment sais-tu qu'ils étaient 26 et pas 72 ? ». Boaz regarde très sérieusement son ami et répond qu'il n’a aucun doute sur le chiffre. Pourquoi ? Car, il a abattu 26 chiens pendant la guerre et qu'il se souvient de chacun d'entre eux. Il lui demande s'il n'a pas une idée en tant que réalisateur pour l'aider à chasser ses rêves. Ari : « Tu as vu quelqu'un ? » Boaz : « Qui ? » Ari : « Je ne sais pas : psy, psychiatre, shiatsu, un truc de ce genre ? » Boaz : « Non, je n'ai vu personne, c'est pour ça que je t'ai téléphoné. » Ari : « Pourquoi moi ? Je ne fais que des films. » Boaz : « Les films sont aussi une forme de thérapie, non ? » C'est donc par la porte du rêve que Folman entre dans cette enquête sur la mémoire.


Pour apprendre à analyser ses rêves, il fait appel à un ami psychanalyste qui va l'aider à se repérer dans le labyrinthe de ses souvenirs. Le réalisateur s’est donc véritablement tourné vers la discipline et y initie son spectateur à certains concepts essentiels de la psychanalyse. La question du nombre dans le rêve est par exemple abordée par Freud qui attribue un sens scientifique à ce qui était considéré par ses pairs comme de la mystique superstitieuse, comme des « savoirs » tribaux sans intérêts. Dans Le rêve et son interprétation, Freud donne l'exemple d'un rêve fait la veille de l'anniversaire d'un homme. Ce dernier a la poche trouée et dissémine un nombre précis de pièces sur la route. Selon le père de la psychanalyse, les écus dispersés correspondent au nombre d'années écoulées et à jamais perdues. Et l'interprétation du rêve n'est pas le seul concept psychanalytique évoqué. Dans le film, la mémoire est le principal terrain d'exploration. Le réalisateur inspecte sa propre mémoire resurgissante, créatrice de faux comme de vrais souvenirs qui trouvent tous deux des significations psychiques concrètes. La séquence dans laquelle Ari rend visite à son ami psychologue chez lui est extrêmement intéressante sur cette thématique. Le réalisateur lui raconte un souvenir, le seul qu'il ait de la guerre.





C'est le soir du massacre de Sabra et Chatila. À l’écran, le souvenir est restitué avec un ton orangé. Au cours de la nuit, Folman et deux de ses camarades se baignent nus, recouverts seulement de leur arme. Ils sortent doucement de l'eau et regardent se mêler, à la nuit étoilée, les missiles qui tombent sur le Liban. Quand il entend parler du massacre, cette vision seule apparaît. Mais a-t-elle vraiment existé ? Visiblement pas... Lorsque Ari, l'ancien soldat, part à la rencontre d'un de ces deux camarades présents lors de la baignade nébuleuse sous Beyrouth assiégée, ce dernier réfute l'existence d'un tel moment. Selon son ami psychanalyste, rien de plus commun que ces tours de passe-passe que jouent nos mémoires déformantes. La mémoire oublie et se laisse persuader d'avoir vécu un événement qui n'a pas vraiment eu lieu. Il prend un exemple : des chercheurs ont mené une expérience pour illustrer la porosité de nos souvenirs.


Ils truquent la photo d'un enfant dans un parc d'attraction en plaçant une photo de chaque sujet dans le décor. La grande majorité des personnes se souviennent en regardant la photo d'avoir été là-bas. Pour ce qui est des quelques réfractaires, ils rentrent avec la photo chez eux et le lendemain, se ravisent et disent se rappeler du moment. De la même façon, la scène de baignade dans la mer nocturne de Beyrouth est un ajout dans l’esprit de Folman et n'a pas vraiment eu lieu dans la réalité. Cependant, elle existe pour une certaine raison dans sa psyché. Le souvenir de la baignade doit être compris comme le contenu manifeste derrière lequel se cache le contenu latent : le vrai du souvenir qui serait la clef pour comprendre ce qu'il s'est passé ce soir-là.





Le rôle de l’animation


Le réalisateur confesse lors d'un entretien qu'il ne voyait pas comment raconter cette histoire si ce n'était pas à travers le prisme du dessin animé. L'animation constitue le pas de côté nécessaire pour traiter cette terrible réalité. Est-ce une façon d'avertir directement le spectateur que ce n'est pas un documentaire ordinaire qui a pour intention de restituer le réel de manière objective ? Il semble que formellement se profile une ambiguïté esthétique. Beaucoup pensèrent que les images avaient été créées avec le rotoscope, c'est-à-dire en recopiant les contours d'une image filmée en prise de vue réelle. Or, le réalisateur n'avait aucune envie d'indexer la réalité de cette manière, il optait pour une autre technique. Chaque entité du film est reconstituée partie par partie avec une animation Flash et non comme un tout, ce qui procure un mouvement et un style particulier au film.


Au-delà de son aspect esthétique, la technique d'animation confère au réalisateur une grande liberté. On oscille avec fluidité entre la réalité, le vrai comme le faux du souvenir et le rêve. Naviguant dans ces eaux troubles, dans une belle scène Folman représente une créature marine imaginaire au grand corps bleu qui entend la détresse du jeune soldat et l'emporte au large. Ici, par exemple, la peur vive et réelle du jeune homme de 19 ans qui s'apprête à prendre les armes pour la première fois est apaisée par le rêve devenu image de cette sirène. Un tel plan ne peut exister qu'avec un traitement animé. Le rêve, la réalité et le souvenir ont leurs couleurs, leurs filtres et parfois se confondent. La subjectivité esthétique qui en émane traduit la singularité de l'expérience vécue en général à travers celle si particulière de la guerre.




La quête qui guide le réalisateur tout au long du film est sa recherche d'images. Elle se poursuit jusqu'au moment où Ari, dans la voiture qui le ramène vers l'aéroport après sa seconde visite à son ancien camarade en Suède, est frappé par un choc psychique qui ravive le tout de sa mémoire. Ça y est... les images enfin : il se souvient. Le réalisateur est posté avec un camarade devant les camps, il voit des femmes courir, hurler et pleurer sur les corps empilés par terre. Après l'assassinat du président phalangiste Bachir Gemayel (2) par un membre du Parti nationaliste syrien le 14 septembre, Israël envahit l'ouest de Beyrouth et enfreint l'accord de non-agression qu'elle avait signé avec le diplomate américain Philip Habib. Les membres de l'OLP devaient quitter Beyrouth depuis deux semaines, mais il en reste près de 2000. Les troupes israéliennes se rendent près des camps de réfugiés pour surveiller la zone où des chefs terroristes palestiniens sont censés être. Ils laissent les Phalangistes entrer dans les camps et éclairent Sabra et Chatila depuis leur avion. Durant les 38 heures au cours desquelles dure le massacre, les soldats israéliens vont avoir des preuves concrètes de ce qu'il se passe dans les camps. Avant que le massacre ne débute, un soldat israélien surprend une conversation téléphonique du chef des services secrets libanais Elie Hobeika à ses troupes dans laquelle il évoque le massacre des civils. Plusieurs soldats et un journaliste vont rapporter aux autorités israéliennes les événements dont ils sont témoins, mais personne ne les somme d'intervenir.





Après un gros plan sur le visage du jeune Ari, des films d'archives remplacent les images filmées, comme pour dire « cela a été ». Dans cette scène finale, se joue la filiation des images précédentes avec les images d'archives. Le film d'archive est à la fois le témoin de la véracité du massacre, mais aussi de l'image perdue par Ari que la prise de vue réelle montre dans toute sa puissance et dans toute son horreur, de manière à justifier le besoin d'animation dans le film.


En conclusion, Valse avec Bachir est un très beau film qui danse avec le réel et s'arrête sur les distinctions qui existent entre rêve, mémoire et archive. La caméra est maintenue entre l'extérieur (les témoins et amis de Folman qu'il interroge dans la réalité) et l'intérieur (la mémoire brouillée et les rêves étranges de Ari). À chaque forme de vérité son traitement artistique, le dessin animé est ainsi le média parfait pour exprimer ces nuances. Il faut donc toujours être au clair avec ce que l'on voit. La subjectivité est poussée et assumée, elle rappelle le point de vue à partir duquel l'histoire est racontée, tandis que l'image d'archive est seule, non-transformée, marquée par la transcendance de sa vérité.



Notes


1. Compétition officielle (Cannes), Meilleur film étranger ( Césars), Meilleur film en langue étrangère ( Golden Globes)

2. L’armée israélienne parle d’environ 500 morts, les Libanais de 1 000 et les Palestiniens de près de 5000.




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