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Le meilleur à Cannes : un film-procession au sein du Congo fantasmagorique

Dernière mise à jour : 11 juil. 2023


Le Festival de Cannes s’est achevé il y a deux semaines mais nous avons toujours quelque chose à dire sur ce grand événement, à savoir sur le meilleur film (selon nous) qui s’appelle Augure. C’est le premier film du réalisateur et rappeur belgo-congolais Baloji et le premier film de fiction tourné en République Démocratique du Congo à gagner le prix de La Nouvelle Voix d’Un Certain Regard. C’est une histoire magique au sein de l’Afrique à ne pas manquer !





Les augures étaient des oracles, prêtres de l’Antiquité qui observaient certains signes (par exemple, le vol des oiseaux) afin d’en tirer des présages. Le nom même du réalisateur Baloji se traduit par “un groupe de magiciens”, alors qu’au départ, avant l’époque coloniale cela avait signifié aussi “un homme de sciences” et puis, avec l’arrivée du catholicisme, un homme de sciences occultes.


Petit à petit, ce mot est devenu une insulte, l’analogie de « démon » ou « diable » en francais. Comme le réalisateur lui-même a avoué « c’est devenu un nom assez difficile à porter ». Le film est une tentative pour lui de ne pas seulement apprendre à vivre avec ce nom mais aussi de l’assumer, ainsi que ses identités multiples. Augure est donc une affaire de décolonisation de la forme et du contenu de la sorcellerie en tant que pratique opprimée, marginalisée, démonisée et quasiment rendue invisible. Faut-il même évoquer qu’il ne s’agit pas seulement et pas principalement de la sorcellerie, que celle-ci devient un symbole de toutes les manières de vivre dites « minoritaires ». Pour citer le réalisateur lui-même, il dit : « je me sens proche des gens qui sont ramenés du côté de la marge… ».


Bien que l’histoire à l’écran ne soit pas entièrement autobiographique, le protagoniste Koffi est lui aussi pris pour un sorcier. Il arrive au Congo pour présenter sa fiancée belge à sa famille et donner traditionnellement une dot à son père, mais leur rencontre n’a jamais lieu.


Pour reconstruire le contexte autour de ce film, il faut rappeler qu’en fait, il y avait toujours deux types de magie : une magie légitime, dont par exemple les miracles religieux, et une magie refoulée. Maintenant cette dernière peut servir de symbole d’émancipation (notamment féminine, étant donné le fémicide qui a été opéré pendant la chasse aux sorcières, mais pas que féminine, parce que l’inquisition a touché tous les genres, comme toutes les couches de la société). Baloji, tout comme un oracle ou augure lui-même, en saisissant cette dichotomie magique, dévoile le côté caché de l’Histoire.


Donc, pour parler encore de l’aspect symbolique et même symptomatique de ce film, tout comme dans la citation d’Héraclite : « Le maître dont l’oracle est à Delphes ne dit, ni ne cache, mais il donne des signes »(1). Il s’agit d’une certaine sagesse, même d’une certaine vérité au sens d’aletheia, d’un dévoilement. Baloji ne vise pas à reduire tout le film, toute cette expérience variée à un message court et lapidaire. Il invite à nous poser sur un plan qui permet de percevoir plus, de voir plus, de saisir plus de données sur le monde. Il nous fait, comme le dirait Gilles Deleuze, percevoir de l’imperceptible. La perception de misère (comme le dit William Blake que Deleuze reprend) de l’injustice, de l’inégalité est une mesure active, vu qu’elle transforme le réel. Parfois il suffit de ne pas se battre, mais de percevoir ce qui est intolérable dans le monde. À cet égard, Deleuze parle de différents cinéastes : « l’irrévocable chez Welles, l’indécidable chez Resnais, l’inexplicable chez Robbe-Grillet, l’incommensurable chez Godard, l’impossible chez Marguerite Duras, l’irrationnel chez Syberberg »(2).


Quand on parle d’un plan dans la philosophie deleuzienne, on veut dire aussi une perspective dans laquelle on peut se poser, donc un point de vue. La question du point de vue dans le cinéma renvoie au débat sur le regard masculin, male gaze, qu’assume le spectateur en tant que sujet universel irréfléchi, donc un homme blanc hétérosexuel. Baloji est un réalisateur qui s’est dit obsédé par la question du point de vue au cinéma. Il a lu de nombreuses critiques et recherches sur le concept du « regard masculin » et vise à investiguer des regards alternatifs. C’est pour cela que l’on trouve une séquence de perspectives très intéressante dans le film. De plus, il n’y a pratiquement pas d’hommes dans le cadre, à l’exception de Koffi au début (qui ne retrouve jamais son père), et puis un enfant des rues qui s’appelle Paco — il est considéré comme portant un mauvais œil à sa famille. Sinon, les hommes sont absents, ils ne participent pas à la vie, ils ne parlent pas, ils ne s’engagent pas. Néanmoins, le regard masculin qui commande, qui reproche, qui ordonne, est là (y compris dans la forme d’une misogynie intériorisée). Leur dictat, leur injonction, leur code marchent impeccablement – littéralement et figurativement, à travers le système. Le véritable sujet de ce film est la société patriarcale d’un côté et tout ce qui est de l’ordre de l’inexplicable et de l’invisible de l’autre.



Koffi est en train d’apprendre sa langue maternelle pour aller voir ses parents. En Afrique, les langues coloniales dominent très souvent les langues locales. Cela fait 18 ans qu’ils ne se sont pas vus. À un moment donné le personnage principal passe un appel à son père, pour apprendre que ce dernier n’est pas là. Cette narration sur le retour au pays devient très bientôt quelque chose d’autre, comme une sorte de MacGuffin hitchcockien – l’histoire de sa sœur et de sa mère – les véritables victimes qui sont beaucoup moins privilégiées que Koffi. Ce dernier, néanmoins, est aussi accusé d’être un sorcier à cause de sa tâche de naissance.


Ainsi, ce que l’on croit au début être l’intrigue du film n’est pas le sujet principal. Au cours du film, il y a plusieurs points de vue qui réagissent les uns aux autres. Augure est donc un film de rencontres, de croisements de différentes perspectives, de différents seuils d’intensité qui se réfractent. Il possède une structure rhizomatique, puisqu’il n’y pas de centre de l’histoire, il se déploie dans tous les sens. Plus nous approchons de l’épilogue, plus nous réalisons à quel point notre perception de ce voyage fantasmagorique est devenue compliquée.


Dans le film de Baloji la forme va de pair avec le contenu. Il y a un certain isomorphisme entre eux. Augure est un film sur la sorcellerie, construit comme un mélange de mythes et de trips au LSD. C’est un film très dionysiaque, dans le sens de la bacchanale ou de l’orgie, c’est-à-dire d’une affirmation de la vie. Que ce soit sous la forme de différences, de multiplicités, ou de désirs. L’un des personnages, la sœur de Koffi, est considérée comme sorcière parce qu’elle est polyamoureuse et refuse d’avoir des enfants. Malgré tout le malentendu et même le danger qui la menace en Afrique, elle choisit la vie contre la mort, en revendiquant que l’Europe est morte depuis 2008.


Créé avec des pistes de grammaire du cinéma du réalisme magique, Augure est un film très onirique. L’un des thèmes somnambuliques présent dans le film est le thème du lait maternel. La scène d’ouverture hipnotique est une scène où une femme est en train de traire son lait. Puis, on voit un débat entre la femme belge de Koffi et ses proches congolaises autour de la question de la lactation.


Les proches de Koffi croient que le lait maternel, s’il se mélange avec du sang, porte malheur. La superstition n’est qu’une manifestation de la pensée magique qui est omniprésente et répandue partout dans le monde. Le sang et le lait maternel sont tous les deux des signes de vie. Pourtant, le thème de la mort, du décès et du deuil est très présent dans le film. L’action se déroule au milieu de la Semaine Sainte. La nécropolitique et la nécroesthétique complètent ici la couche existentielle du récit. Le deuil de la mère de Koffi est une sorte de voyage hallucinant qui était aussi un point de départ du film. Baloji a vécu la mort de son père en 2019. Pendant son deuil, une scène absurde et légèrement hallucinogène lui est venue à l’esprit : des femmes pleurent la perte dans tous les sens et toute la pièce devient comme une fontaine de larmes. Le deuil est une période qui est davantage nécessaire aux vivants qu’aux morts, un état d’esprit particulier qui correspond à une interruption de la vie et qui transforme irrémédiablement celui qui le traverse.


Pendant qu’il travaillait sur le film, Baloji a écrit des albums de musique pour les personnages principaux. Cela a permis aux acteurs d’entrer dans la peau de leurs personnages. En conséquence, le film lui-même a un tempo interne distinctif et est essentiellement perçu comme un morceau de musique.


Le film pose le thème de la magie tout en jouant sur plusieurs codes à la fois : drame familial, satire, fable pour adultes. Il n’y a pas de dénouement univoque. Le film est tissé dans une sorte de patchwork de points de vue différents, où il n’y a pas de voix dominante ou de seule bonne façon de vivre. Augure est une procession cinématographique, une célébration fantasmagorique, un voyage psychédélique à la limite du conte de fées et du video art. Les costumes traditionnels, les couleurs, la lumière – tout est animé par un voile de fumée pastel qui ajoute de la finesse et de la subtilité dans cette histoire chamanique sur le fossé entre les générations, la violence inévitable de la vie et l’importance de la liberté personnelle.


Notes
  1. The Cambridge Companion to Early Greek Philosophy, ed. by Long A.A. Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 91.

  2. Deleuze, G. Cinéma 2 – L’image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985. P. 363.


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