Le nouveau film de Martin Scorsese a été présenté hors compétition à Cannes : un western basé sur le livre éponyme du journaliste David Grann sur la dévastation et le génocide des Indiens Osages.
Martin Scorsese, après le maladroit (au sens propre comme au sens figuré) The Irishman, revient avec une œuvre d’envergure sur l’extermination de la population amérindienne par les colonisateurs européens. Le meurtre de femmes et d’enfants pour le droit à la terre, le pillage des tombes, la lente extermination de personnes pour l’argent des compagnies d’assurance ne sont que quelques-uns des crimes sophistiqués commis par les Blancs dans le Nouveau Monde. Des crimes commis avec un sentiment de légitimité épouvantable. Parfois même d’innocence tout court. Le début du XXe siècle est une période de grandes découvertes et de grandes opportunités, mais malheureusement, tout le monde ne sera pas emmené dans le futur, seulement les très chanceux, ou les très riches.
Au 76e Festival de Cannes, le genre archaïque mais formellement très texturé des westerns connaît une renaissance évidente. Pedro Almadóvar et Martin Scorsese se tournent pour la première fois vers le western (et le renouvellent). Et alors qu’Almodóvar subvertit le genre de l’intérieur par l’introduction de personnages queer dans ce genre éminemment masculin, Scorsese redonne vie à ce cinéma du whitewashing et profondément colonial, le re-textualise, change la perspective narrative et l’enrichit d’une diversité culturelle et épistémologique, où les rêves prédisent l’avenir, où une polyphonie de langues résonne de manière exceptionnelle et où les hiboux ne sont plus ce qu’ils semblent être.
Scorsese choisit d’explorer le phénomène socio-historique à grande échelle de la colonisation à travers le local et le concret, la dimension politique à travers une dimension personnelle. Le spectateur assiste à une série de meurtres commis contre des membres de la tribu des Osages dans les années 1920, concentrés principalement au sein d’une famille particulière.
L’enquête impressionnante de David Grann sur la tragédie indienne Osage éponyme, dont le sous-titre éloquent est « Le pétrole. L’argent. Le sang » portraiture la famille Kyle, des pur-sang victimes du génocide. Initialement des rois et reines de terres de l’Oklahoma où des gisements de pétrole ont été soudainement découverts.
Le pétrole est le sang de la terre. Le sang a depuis longtemps été absorbé par la terre. Et là où il s’est répandu, poussent déjà des fleurs. Lorsque de petites fleurs aux couleurs pastel, comme celles des tableaux de Monet, remplissent des vastes champs, on parle de « lune de fleurs ». Ses assassins sont ceux qui ont abusé de l’hospitalité et ont établi leurs propres règles, leur propre autorité et leur propre économie (oikonomia – du grec ancien signifie « la gestion de la maison »). Ceux qui ont construit des institutions soumises à cette loi (écoles, hôpitaux, voies de communication, etc.) se sont emparés et ont gardé le droit d’établir la vérité et donc le droit au pouvoir absolu.
Le pétrole est de l’argent, de l’or liquide. Il attire les nouveaux hommes d’affaires avides de profits faciles. Ernest Burkhart (Leonardo DiCaprio) est l’un de ces demi-fous : un aventurier analphabète, auréolé du prestige d’un pseudo-héros, arrivé dans le Nouveau Monde avec son oncle (Robert De Niro) au lendemain de l’armistice de 1918, à la recherche d’une vie meilleure. Ernest, généralement myope, est bien conscient de l’importance d’être sérieux (en anglais, c’est un homophone de son nom, earnest). Il fait écho au destin d’Algernon Moncrieff/Ernest dans la pièce d’Oscar Wilde, et s’engage volontiers dans un projet de mariage intéressé suggéré par son oncle William Hale (Robert De Niro).
Le personnage de de Niro, ce faux allié affreux, reprend son caractère du parrain chez Scorsese mais ajoute de la conscience par rapport à sa position privilégiée et même une fausse inquiétude pour les Osages. Son personnage qui s’appelle Hale est un riche fermier, portant l’humble sobriquet de « roi » et admirant la civilisation Osage. Il parle couramment la langue sioux, fait impeccablement semblant. Par exemple, il appelle les membres de la tribu par leurs prénoms d’origine (et non par des prénoms européanisés) et promeut le bien-être et la sécurité de la tribu par tous les moyens possibles. C’est lui qui persuade son neveu (ainsi que son frère avant lui) d’épouser l’une des « millionnaires rouges » afin d’assurer sa position. Au préalable, il précise toutefois : si celui-ci supporte leur espèce. Ernest, qui apprécie toutes les femmes sans distinction (princesses parce qu’ « elles sont douces et sentent bon »), est facilement charmé par Molly Kale (Lily Gladstone) et décide de « se marier pour faire des affaires ». Peu après leur mariage, célébré selon la tradition locale, la famille Osage est victime d’une série de morts mystérieuses sans qu’aucune enquête ne soit menée.
DiCaprio tardif est très organique dans le rôle d’une crapule brisée et pathétique qui ne l’est même pas de son plein gré, mais simplement parce qu’il ne peut résister à la pression (il a incarné des personnages similaires dans Don’t Look Up et Once upon a time… in Hollywood. Ici, cependant, ce rôle déjà habitué chez lui le conduit à une fin intensément dramatique, remplie d’un dégoût de soi brûlant. La scène du baiser klimtien, qui renvoie, d’ailleurs, à Shutter Island de Scorsese, ne fait pas mieux pour souligner le degré de désespoir de ce personnage.
Bien que le female gaze, le regard féminin de Scorsese, ne soit pas impeccable, le film contient quand même une scène absurdement drôle de mansplaining et de gaslighting simultanés. En outre, les héroïnes Killers incarnent la force et la stature nobles des femmes autochtones : Tantoo Cardinal dans le rôle de Lizzie Q, la mère de Molly et la plus ancienne membre de la lignée indienne ; Cara Jade Myers dans le rôle d’Anna, la sœur aînée de Molly, une femme indépendante, libérée du regard et de la loi des hommes blancs qui l’entourent. Sa mort monstrueuse ne laisse aucun espoir au spectateur, car si elle n’a pas pu s’opposer au système oppresseur, il semble que personne d’autre ne puisse le faire. Enfin, Lily Gladstone (connue pour son rôle de Jamie dans Certain Women de Kelly Reichardt), avec sa posture royale et son regard pénétrant, performe parfaitement, mais reste malheureusement peu élaborée en tant que personnage. Sa part est réduite à l’image unidimensionnelle d’une épouse tout acceptant et aimant sans limite, imperturbable même lorsqu’elle apprend que son propre mari a été impliqué dans le meurtre de ses sœurs et a essayé de la tuer elle-même.
S’il n’y a pas beaucoup de violence explicite dans le film, elle est remplacée par quelque chose de bien plus frappant. La désinvolture détachée et même la drôlerie de ceux qui commettent cette violence. Killers of the Flower Moon s’apparente à un autre film à succès du festival, Zone of Interest de Jonathan Glazer. Ni Glazer ni Scorsese n’ont besoin d’exploitation movies pour choquer. La pire cruauté est la banalité du mal qui est intégrée au status quo et normalisée. Ainsi, la justice ne sera pas rendue à la fin du film de Scorsese. Le Deus ex machina n’arrivera pas au dernier acte de cette tragédie, mais c’est peut-être la manière la plus honnête de terminer le film.
Comments