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La machine créative ou l'IA à l'épreuve de l'art


Les progrès de l’intelligence artificielle, terme introduit en 1955 et défini par McCarthy comme « la science et l’ingénierie de la fabrication de machines intelligentes », en ont fait désormais une technologie qui est en mesure de transformer tous les domaines d’activités humaines, y compris celui de la création artistique. (1) L’IA dite « générative », s’appuyant sur des modèles génératifs comme les réseaux antagonistes génératifs (GANs) ou des auto-encodeurs variationnels (VAE), rend possible la production instantanée et virtuellement infinie d’objets sous la forme d’images, de sons, de textes ou encore de modèles 3D prêts à être imprimés. Cette nouvelle profusion de créations inédites introduit un trouble dans le champ artistique : l’artiste ne crée plus l’œuvre mais les conditions de création de l’œuvre. Il devient créateur du créateur faisant de la créativité elle-même une réalité artificielle.

 

En effet, alors que l’idée d’une collaboration étroite entre l’artiste et la technique, voire entre l’artiste et la machine, n’a rien d’une nouveauté, les mutations récentes convergent spécifiquement vers la figure subversive de la machine-artiste. Malgré le caractère spectaculaire des robots humanoïdes comme Ai-Da créé par le galeriste Aidan Melle, cette figure n’est pas radicalement nouvelle. On pourrait faire remonter sa genèse aux automates du XVIIIème siècle, comme La main qui écrit de Friedrich von Knauss ou les automates Jaquet-Droz, tout en passant par les machines à dessiner de la série Méta-matics de Jean Tinguely. Or, l’usage des techniques d’IA permet indéniablement de franchir une nouvelle étape dans l’histoire des œuvres qui simulent l’acte de création. Comme cela a été exemplifié notamment par les différentes versions du programme AARON développées par Harold Cohen, une des spécificités des résultats obtenus par les systèmes d’intelligence artificielle est d’introduire des formes originales et imprévisibles, à l’opposé donc de tout processus purement mécanique. Grâce à des techniques comme l’apprentissage profond, on obtient empiriquement des résultats inédits, parfois surprenants et produit par un processus inexplicable car non retraçable. Le degré d’autonomie devenant de plus en plus important, ce n’est plus seulement le résultat qui peut être qualifié d’artificiel : c’est le processus créatif lui-même que l’on vise à rendre automatisable. Il semblerait donc que ce soit par les progrès techniques liés à l’IA qu’on s’achemine vers la possibilité d’une machine-artiste, d’une machine capable de se comporter d’une manière véritablement créative. 


Mais, l’idée d’une créativité artificielle ne rencontre-t-elle pas sa limite précisément dans l’art et par l’art ? Pour qu’il y ait comportement créatif, il faut d’abord un agent qui fasse preuve de spontanéité, et qui soit capable de proposer des productions originales et porteuses de valeur. Comment une machine peut-elle être considérée comme un agent créatif alors même qu’elle est caractérisée par une absence d’intentionnalité, de désir, de conscience de soi et de monde vécu ? La chercheuse Margaret Boden, qui défend par ailleurs la capacité de l’IA de reproduire les trois types de créativité qu’elle distingue (combinatoire, exploratoire et transformationnelle), reconnait une limite intéressante : si toute création est affirmation d’une valeur et si la machine est incapable de juger de la valeur de ses résultats de manière autonome, comment lui attribuer alors le statut de créateur ? (2) L’acte de création relève toujours d’une décision ou d’un choix de la part d’un sujet. Dans le champ artistique, le critère de la réflexivité se manifeste aussi dans la capacité de s’emparer du jugement « ceci est l’œuvre », et cela même lorsque le but est de subvertir ce jugement. Or, on reste bien loin d’inventer une machine capable de comprendre ou de répondre à la question de Goodman : « quand y a-t-il de l’art ? ». (3) Quel peut-être alors le sens d’un projet qui consisterait à construire une machine-artiste ? En reprenant la distinction de Searle, comment cette machine-créative pourrait-elle relever de l’« IA forte» et non pas seulement de l’« IA faible », c’est-à-dire d’une véritable créativité et non pas d’un simple simulacre? (4) On pourrait défendre l’hypothèse selon laquelle c’est précisément dans le cadre d’une réflexion sur la spécificité du geste artistique que peut être pensé une différence qualitative entre la créativité humaine et toute forme actuelle de créativité artificielle. 


La réflexion sur la possibilité et les contours d’une machine créatrice est d’abord menée par les artistes eux-mêmes au sein de leur travail d’exploration et de réappropriation de l’IA générative. En ce sens, les créateurs humains sont loin d’être remplaçables par des créateurs artificiels et ne risquent pas de devenir « une machine attelée à une machine » selon la formule de Delacroix à propos de la photographie. Au même titre que d’autres objets techniques, les multiples facettes de l’IA ont été intégrées au processus de création sous diverses formes. Ces techniques peuvent jouer le rôle d’auxiliaire ou devenir une source d’inspiration comme le programme Lamuse dont les productions nourrissent et accompagnent la peinture d’Emmanuelle Potier. (5) Prises comme un nouveau médium, ces techniques élargissent le champ des possibles en permettant l’invention de formes novatrices et de nouvelles expériences esthétiques. La possibilité d’une récréation à l’infini d’images, de sons ou de textes toujours inédits permet notamment de jouer d’une manière innovante avec la temporalité. Par exemple, dans l’installation En attendant le récit, créée par Eric Baudelaire et exposée récemment au Centre Pompidou, le spectateur peut écouter les débats pseudo-philosophiques entre trois personnages dont les répliques sont produites à partir des modèles de Mistral, Claude et ChatGPT. Assis sur les bancs vides que ces « acteurs » artificiels et incorporels devraient occuper, le spectateur se trouve plongé au milieu d’une étrange pièce de théâtre qui s’écrit en temps réel et qui est renouvelée à l’infini. S’inscrivant dans le champ de l’interaction humain-machine, l’interactivité est une autre dimension de l’expérience esthétique qui peut être davantage développée grâce à l’IA. A l’intersection entre l’art et la recherche scientifique et médicale, l’œuvre Réespiration de Samuel Bianchini permet d’explorer le phénomène de l’« empathie respiratoire » grâce à un dispositif interactif qui s’appuie sur l’apprentissage profond. (6) L’artiste ainsi que l’équipe artistique et scientifique ont mis au centre de l’installation un appareil robotique conçu pour donner l’illusion de respirer. Le son et le mouvement s’adaptent en temps réel à la respiration des spectateurs non pas simplement pour les imiter mais les conduire à adopter à leur tour son rythme. Avec des applications thérapeutiques prometteuses, l’IA rend possible cette dynamique d’influence réciproque qui fait naître une expérience esthétique de résonance avec l’œuvre. 


Cependant, cette question de l’œuvre qui devient créatrice n’est pas sans lien avec le spectre de l’art sans artiste. La menace consisterait à voir disparaître progressivement la liberté créative et le pouvoir de décision de l’artiste au profit d’une logique émanant des outils techniques. Certains éléments caractéristiques de l’IA comme le recours à des jeux de données (dataset) et des algorithmes étrangers au travail de l’artiste posent la question des limites de son agentivité. En effet, la manière dont les données sont collectées, triées et classées pour former l’ensemble de données d'entraînement peut échapper à son contrôle et véhiculer des biais et des représentations culturelles qui influent l’œuvre résultante. L’artiste Anna Ridler, qui incorpore à sa pratique artistique l’usage des GANs, a affronté ce problème en constituant elle-même son propre jeu de données : pendant plusieurs mois elle a réalisé 10 000 photographies de tulipes tout en précisant pour chacune d’entre-elles les informations pertinentes comme la couleur ou l’état des pétales. Ces photographies, qu’elle a exposées dans son œuvre Myriad (Tulips), ont ensuite servi à créer l’installation Mosaic Virus qui présente des images de tulipes générées grâce à l’apprentissage machine (machine learning). Invitant à la réflexion sur la volatilité des processus spéculatifs non sans lien avec le virtuel, ces tulipes qui évoquent la célèbre crise hollandaise changent de forme en fonction des fluctuations de la valeur du bitcoin. (7) En mettant au premier plan la dimension temporelle et délibérative dans la création des données, l’artiste permet de faire droit à toute l’ampleur du travail humain sur lequel repose le fonctionnement de l’IA. Elle fait apparaître la réalité humaine et matérielle qui reste l’ancrage de ces processus de génération souvent perçus comme purement virtuels. 







Un autre problème qui se pose est celui de la place d’un artiste-concepteur face à une machine-exécutrice. Cette question est explorée par Ross Goodwin, « data poète » qui se présente comme « l’auteur de l’auteur » de l’ouvrage 1 the road. Dans une démarche critique et expérimentale, Goodwin reproduit en quelque sorte l’approche qui mena Kerouac à écrire On the road en plaçant cette fois-ci à la place de « l’auteur » un système d’IA relié à différents capteurs. (8) Le résultat qui devrait correspondre en principe à une chronique littéraire du voyage en Cadillac est souvent déroutant et dépourvu de sens. Cependant, à partir de l’usage de ce modèle entraîné sur des œuvres de la littérature américaine, Goodwin parvient à interroger les futures possibilités d’une collaboration entre l’écrivain et les outils d’IA. Lorsqu’il est question d’un usage artistique de l’IA, un des enjeux centraux est de pouvoir déterminer qui fait œuvre, ou encore de pouvoir rendre compte de ce qui fait œuvre dans le processus créatif. Or, comme nous l’avons vu, ce questionnement problématique qui produit souvent un malaise peut aussi être pleinement assumé et renversé par l’artiste. A l’ère de l’IA, celui-ci se réinvente alors comme celui qui interroge ce qui crée et la valeur d’une telle création. 


L’art pourrait être ainsi le lieu d’un rapport plus libre et émancipateur à une technologie devenue omniprésente. Celle-ci peut devenir l’objet d’une exploration critique de l’artiste qui vise à sortir du régime de l’usage irréfléchi et passif de ces techniques. Par exemple, le collectif Taller Estampa a exposé dans le cadre du Sommet pour l’action sur l’IA l’œuvre Cartography of generative AI. Voulant couper court à la mystification de l’IA, ce projet offre une représentation des liens complexes et souvent invisibilisés entre les différentes activités humaines impliquées dans tout usage d’un système d’intelligence artificielle générative. (9) De même, l’artiste, par la spécificité de sa pratique, peut mettre en lumière les possibilités moins exploitées de cette technique tout comme ses défaillances, ses limites et ses perturbations possibles. On peut penser notamment à la création de formes permettant de déjouer les systèmes de surveillance et de reconnaissance faciale avec, par exemple, les œuvres CV Dazzle et Stealth Wear de l’artiste Adam Harvey qui s’intéresse à l’intersection entre mode et nouvelles technologies. (10) Dans une tout autre perspective, l’œuvre d’art qui joue avec ces systèmes dits intelligents peut adopter aussi le rôle d’une représentation de la représentation. En effet, elle peut rendre visible d’une manière singulière ce que les données disponibles et utilisées pour l’apprentissage automatique révèlent sur notre compréhension du monde. Dans son œuvre Critically Extant, Sofia Crespo a utilisé un système d’IA entraîné à partir de bases de données publiques pour générer des représentations visuelles de certaines espèces peu connues et pourtant menacées d’extinction. Les images générées sont imprécises, vaporeuses et peu fidèles à l’espèce à représenter, ce qui permet de rendre apparent le manque d’information et d’attention qui leur est portée. Autrement dit, Sofia Crespo représente une absence de représentations en exploitant avec lucidité les limites des modèles prédictifs au cœur de ces techniques de génération. Face à ces nouveaux pouvoirs de création liés aux avancées de l’IA, l’artiste est donc loin de se plier passivement à des logiques de production aliénantes ou obscures. Confronté aux progrès de l’IA, l’artiste reste « ce révélateur » que décrit Bergson. Après-tout, c’est bien lui qui fait parler ces « machines créatives » qui en elles-mêmes sont muettes.



Irène Sampedro


(1) McCarthy, John, “What is artificial intelligence?”, 2007. Publié sur le site web de John McCarthy : http://jmc.stanford.edu/articles/whatisai.html 


(2) Boden, Margaret, “Creativity and artificial intelligence”, Artificial Intelligence, 1998, pp 347-356.


(3) Goodman, Ways of world-making, Hackett Publishing Company, 1978, pp 66-67.


(4) Searle, John, “Minds, brains, and programs”, Behavioral and Brain Sciences, 1980, pp 417-457.


(5) Site de l’artiste et du projet : https://www.emmanuellepotier.com/lamuse


(6) Site du projet : https://reespiration.org/  



(8)  Site de l’artiste : https://rossgoodwin.com/ 




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