Cet article a été écrit pour le 12e numéro de la revue d'Opium Philosophie, Tisser. Vous pouvez le retrouver des pages 19 à 21.
Née en 1987, Capucine Bonneterre vit et travaille à Paris. Elle est diplômée de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs. C’est après quelques années d’expérience dans l’industrie de la mode et suite à sa rencontre avec Sheila Hicks et à son incitation qu’elle décide de développer sa propre pratique artistique. À la suite, elle est lauréate du 6ème appel à création de la Cité internationale de la tapisserie, son projet Rubedo fait désormais partie des collections du musée. L’année suivante elle intègre l’Académie des savoir-faire sur les textiles organisée par la Fondation d’entreprise Hermès. En 2024, elle est présélectionnée pour une résidence de recherche à la Casa de Velázquez et invitée à exposer à la Tbilisi Art Fair.

À partir des dessous de textiles, l’artiste élabore une esthétique de l’accident, de l’aléa et de la déviation. Ses compositions sont rythmées par des lignes saccadées formées de milliers de fils qui se précipitent par vagues. Les œuvres de Capucine Bonneterre sont à la fois des superpositions de halos colorés et des paysages imaginaires. Ces pièces d’aspect psychédélique sont nées d’une inversion du dessus et du dessous. Le geste du retournement, en apparence anodin voire accidentel, est réhabilité pour devenir le support d’aventures plastiques et psychiques.
Dans son travail, deux projets se distinguent : Rubedo et Big Digger, explorant chacun ce principe conducteur de la réversibilité. Rubedo, créé entre 2015 et 2018 (signifiant « rougissement » en latin), se situe entre le vêtement, la tapisserie et la sculpture. Il est composé d’une pièce unique dans de riches nuances de rouge légèrement constellées de céladon. C’est un objet hybride associant des formes proches des patrons de vêtements, d’un kimono déplié ou encore de certains éléments de décoration mobiliers. La surface tissée présente un motif abstrait semblable à l’arrière des tapisseries. L'œuvre peut être retournée, dévoilant un nouvel aspect, abondant et ondoyant.

Big Digger regroupe des pièces textiles visant à reproduire l’aspect entremêlé des revers d’étiquettes. Ces petits objets-source, matrices de son œuvre, sont chinés un peu partout, sur des marchés aux puces, des stocks d’anciennes usines d’étiquettes ou des vêtements de proches. Le potentiel graphique de ces incidences discrètes est extrapolé et sublimé dans des images mystérieuses, voire ésotériques. Le titre de la série renvoie à l’identité de chercheuse de Capucine Bonneterre, dont la démarche pourrait être rapprochée de celle de « l’artiste-sémionaute », soit l’artiste inventeur de sens inédits, suivant la définition de Nicolas Bourriaud (1). L’idée du créateur comme « digger », se réfère à l’action de creuser (en anglais to dig), ici dans une sorte de quête, associant l’œuvre à une perpétuelle exploration.
À partir d’un petit accessoire prosaïque, l’étiquette, avatar miniature de systèmes de production industrielle de masse, éclot une composition faite de diffractions. Des fragments tantôt entrelacés et tantôt distendus forment une chorégraphie de lignes et des motifs où subsistent parfois des détails identifiables. Un symbole, un signe ou une silhouette se dessinent soudainement. Il y a un aléa entre signifiant et informe, connu et mystère, réel et fiction. À la manière des tests de Rorschach, les pièces de la série propulsent les esprits dans des univers et des atmosphères insoupçonnées catalysant la libre part de l’imaginaire. Big Digger poursuit ainsi le sillon d’un art poussant chacun à fabriquer une histoire à partir d’un éventail sensible riche de mille nuances.

La notion de sens, dans toutes ses acceptions, est au cœur de ce travail. Il est question d’un jeu d’inversion de l’endroit et de l’envers, dans une dimension spatiale, le sens dessus / dessous. Il s’agit encore du sens dans son acception physique, de l’aspect synesthésique des objets créés. La vue est la première manière dont les pièces sont appréhendées. Toutefois, le rapport intime et quotidien de chacun au textile, en contact tout proche de la peau, confère aux œuvres une dimension universelle. L’artiste révèle ainsi deux aspects essentiels de la technique du tissage, le croisement de sens opposés (fils de chaîne et de trame) pour ne former qu’un seul objet : un objet étant à la fois esthétique et sensible dans des usages concrets, au plus près d’une véracité humaine prosaïque mais ouvrant vers des idées poétiques cachées. Les pièces créées invitent à se demander quel est le bon sens des choses. Le motif du dessous, dans une dimension métaphorique, conduit à aborder des aspects cachés, des racines et des étymologies, mais toujours en partant de la matière.
Cette œuvre révèle également l’importance de la corporéité, interrogée à chaque niveau du processus créatif. Dans Rubedo, le corps est convoqué par l’absence, à travers l’usage d’un patron de vêtement. Dans Big Digger, le corps est d’abord l’échelle de référence pour les habits de seconde main sur lesquels les étiquettes sont chinées. L’artiste nous convie ensuite à imaginer un monde d’anamorphoses où les éléments figurés sont partiellement ou complètement brouillés, dans l’épreuve de l’agrandissement de ces étiquettes retournées. Enfin, il s’agit du corps des regardeurs, invités à appréhender et interpréter ces variations de taille dans une aventure herméneutique in situ.
Dans son atelier, les œuvres sont posées minutieusement, parfois tendues sur des panneaux de bois, comme des toiles, parfois suspendues comme pourraient l’être des vêtements à une patère, de manière à faire valoir de nouveaux motifs graphiques, nés des plis du tissu. Ces accidents volontaires, qui sont autant de mises en scène, répondent à une logique d’assemblage inhérente à la démarche créative.

Sa pratique semble ainsi conforme à la définition platonicienne du rôle du poète selon laquelle ce dernier fait naître, révèle en chacun des ascendances et des possibilités ignorées jusqu’alors. Elle a l’audace d’aller au contact de possibilités inexploitées et de traquer la force esthétique de l’inattendu. Son art s’élabore ainsi dans une volonté d’approfondissement et de sondage incessant des matières. L'émerveillement provoqué par les œuvres est ici indissociable d’une forme de prospection. C’est à partir d’éléments préexistants que la créatrice donne naissance à des significations, des récits nouveaux. Il s’agit d’un travail poïétique au sens où il y a matériellement une production basée sur un savoir-faire technique, dévoilant une idée ou plutôt, en l'occurrence, un message crypté.
Une pluralité de références sous-tend le travail de Capucine Bonneterre : elle tisse ensemble des inspirations multiples pour parvenir à un foisonnement qui induit de possibles narratifs. Sa volonté de suggérer des récits se rapproche davantage du cinéma et de la littérature. À cet égard, des œuvres comme 2001 l’Odyssée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick ou encore De l’autre côté des rêves (1971) d’Ursula K. Le Guin, pourraient éclairer ses projets.

Ce rapprochement avec le septième art convoque un parallèle en particulier : dans une scène de 2001, Kubrick confronte le public aux limites de l'expérimental. Cette séquence marquée par la musique frénétique de György Ligeti, seul accompagnement sonore de l’image, arpente les confins de l’intelligible. Elle s'inscrit dans une réflexion sur les avancées technoscientifiques de l'aéronautique et du possible dépassement de la sphère terrestre ; et induit une dissolution des limites physiques et des nouvelles manières de situer l’humain. En plus de la proximité de l’aspect des œuvres de Capucine Bonneterre avec les photogrammes extraits de ce passage du film, son abondante inspiration musicale et son ambivalence entre abstraction et figuration appellent l’analogie. La conversation possible entre Big Digger et le couloir spatial s’articule autour d’une recherche de positionnement existentiel passant d’abord par un univers plus accessible. L’auteur américain utilise l’industrie cinématographique pour développer des méditations et des voyages esthétiques, en filiation étroite avec des motifs contemporains. Capucine Bonneterre emploie pour support initial le textile, porteur d’une forme d’universalité, pour créer des œuvres appelant interrogation et imagination. Dans le croisement de son amour pour la musique et l’image, elle crée des compositions qui font voyager les spectateurs et proposent des mondes alternatifs.
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A PROPOS DE L'AUTEUR
Critique et créateur indépendant, Elio Cuilleron étudie à l’Ecole du Louvre après deux années en classes préparatoires littéraires. Son approche est marquée par son regard d’historien de l’art ainsi que sa formation aux humanités. Il est rédacteur pour le blog Contrastes, autour du cinéma d’auteur avec une dimension internationale. L’auteur a aussi travaillé récemment au comité de rédaction de The Art Newspaper et écrit fréquemment pour Arts Hebdo Médias. Il travaille aussi comme galeriste et assistant curator à la galerie d’art contemporain de la Sorbonne, Sorbonne Artgallery. Il est ainsi question d’une perspective interdisciplinaire, où théorie et esthétique sont indissociables d’un lien personnel et original aux œuvres.
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