L'almanach Kinds of Kindness de Yorgos Lanthimos a été projeté à Cannes. Il s'agit en fait de trois films d'une heure chacun, dans lesquels Emma Stone, Willem Dafoe, Jesse Plemons et Margaret Qualley jouent trois rôles chacun (Qualley en joue même quatre, si l'on tient compte des sœurs jumelles). Plongeons-nous dans l'ambiance bizarre, absurde et cocasse de ce film à la fois poétique et cérébral.
Le réalisateur grec Yorgos Lanthimos a commencé sa carrière par des publicités et des comédies sur le sexe (Mon meilleur ami, 2001), avant de passer à des projets à petit budget qui ont séduit le public par leur aspect conceptuel, leur langage cinématographique étrange (son cinéma fait partie de The greek weird wave) et leur exploration provocante des conventions sociales et linguistiques (Canine, qui était nommé aux Oscars, ou encore Alps). Aujourd'hui, Lanthimos est un réalisateur hollywoodien reconnu : Emma Stone travaille avec lui pour la quatrième fois après The Favourite, Pauvres créatures et le court métrage Bleeding, et Willem Dafoe pour la deuxième fois après Pauvres créatures. En revanche, il combine une approche exploratoire audacieuse avec des tropes et des archétypes aussi hilarants que terrifiants.
De l'extérieur, l'almanach Kinds of Kindness ressemble à un projet éphémère dans la carrière du réalisateur : un budget modeste (selon les normes hollywoodiennes) et dispersé dans trois histoires courtes de durée moyenne, entrelacées par des acteur.ices et des thèmes récurrents. Pour Lanthimos, ce film est une mise en scène évidente, mais même à l'intermezzo de sa carrière, il parvient à faire une esquisse précise du désir humain d'amour et d'acceptation dans toutes ses formes et manifestations.
Le scénario a été écrit en collaboration avec la dramaturge Efthimis Philippou, avec laquelle Lanthimos a travaillé sur Canine, Alps, The Lobster et The Killing of a Sacred Deer, tandis que la bande originale a été composée par Jerskin Fendricks, le compositeur de la musique tout aussi névrotique et atonale de Pauvres créatures. De temps à autre, le réalisateur reprend des classiques de la musique pop (composition comme Brand new bitch, Sweet dreams, How deep is your love, etc.) - pour une fois, le cadre moderne le permet. Lanthimos dissèque une fois de plus la société sans pitié, mettant au jour divers phénomènes comportementaux et observant au microscope les extrémités auxquelles les gens sont prêts à aller pour la validation des autres : la dictature, l'abus de pouvoir, l'abnégation, l'adoration totale, le culte...
La première histoire, La mort de R.M.F., avec Dafoe dans le rôle d'un patron despotique, Plemons dans celui de son ancien subordonné et Stone dans celui d'une nouvelle employée, traite du fardeau de la liberté et du motif humain universel de se dissoudre dans l'autre. La seconde, R.M.F. Flies, avec Stone dans le rôle d'une femme biologiste sauvée d'une île déserte et Plemons dans celui de son mari, qui soupçonne un échange d'épouses. Dans ce court film, Lanthimos propose une allégorie visuelle intense des relations abusives. La troisième - R.M.F. Eats a Sandwich, avec Dafoe dans le rôle du chef de secte, Stone et Plemons dans celui des sectaires, et Qualley dans celui du prophète qu'ils recherchent. Chacune de ces trois histoires parlent finalement de culte (d'argent, de pouvoir et de religion) et de la violence qui en découle. Ce qui unit ces trois lignes est l'entrelacement paradoxal de l'instinct de vie (libido, eros) et de l'instinct de mort (mortido, thanatos). Notre désir d'intimité porte en lui le danger de la disparition, de la désintégration de la personnalité, de la perte totale de soi dans l'autre - une perspective à la fois hautement désirable et effrayante. La perpétuation de l'espèce implique non seulement l'immortalité de l'espèce, mais aussi la finitude de l'individu. C'est peut-être la raison pour laquelle le titre anglais du film, Kinds of Kindness, fait écho au Cantique des Cantiques de Salomon, la plus érotique des écritures religieuses.
Mise en scène chirurgicale, jeu d'acteur robotisé, travellings, dolly zoom - toutes les techniques caractéristiques de Lanthimos sont réunies dans le film. La caméra rapprochée au maximum s'immisce dans la vie personnelle des personnages, le montage sonore à la Godard, l'humour noir atteint des sommets grotesques. Heureusement, le travail du réalisateur est loin de se répéter : son observation psychopathe présente cette fois au spectateur un analogue audiovisuel de la généalogie de l'amour, de la mort et de la violence - dans tous ses types et nuances.
L'autrice
Anna Strelchuk est journaliste indépendante et critique de cinéma en Master 2 de philosophie à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a été publiée chez, entre autres, Iskoustvo kino (« L'art du cinéma »), Le Média, KinoPoisk, Afisha, DOXA Magazine. Anna a rejoint notre pôle des Cinesthésies, le ciné-club d'Opium Philosophie se réunissant au Reflet Médicis.
@philosophiestream
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