En résonance avec une pièce infinie
Article sur la pièce de Wajdi Mouawad (Racine carrée du verbe être) qui a été représentée en décembre à la Colline.
Racine carrée du verbe être, ou une ode à la vie, à la famille, à l’enfance et au refuge qu’elle charpente, à la liberté, à l’irrationnel ; à l’humanité. Cette pièce arme notre pouvoir d’actant, conteste notre impuissance d’être humain, indéterminé et restreint. Car chacun porte en soi « tous les mots » pour tenter d’exprimer l’indicible, pour s’exprimer, soi-même ; et l’amour, l’infini de l’amour, en guise de source de sens : « je t’aime parce que je t’aime ». Une réplique somptueuse qui renferme à elle-même l’entièreté de l’Univers.
Malgré la pluralité des voies projetées au plateau, toutes convergent vers un unique foyer. Il ne peut y avoir qu’un point d’arrivée, puisqu’il n’y a qu’un point de départ. Les contingences sont toutes réunies par les êtres qui leur donnent naissance. Malgré les décisions que l’on exécute, toutes les contingences que l’on devine, une ligne stable subsiste : c’est nous. Notre individualité, et, plus particulièrement, notre ontos, entremêle toutes les existences en parallèle de celle que l’on mène. Ce qui fait que nous sommes ce que nous sommes, que nous devenons ce que nous sommes et sommes ce que nous devenons, à l’inverse ; condense l’Univers.
La pièce rappelle que, en dépit des vies manquées, des cadavres chimériques jonchés à nos pieds, nous vivons. Nous vivons sur la mort, sur des ruines. Mais il n’en demeure pas moins que nous vivons et que nous pouvons nous réjouir. Nous aurons beau avoir enduré les souffrances les plus lancinantes, avoir traversé des périodes orageuses ; nous avons goûté à l’accalmie, l’extase, le bonheur. Cela n’est pas incompatible. C’est même ce qui constitue la quintessence de notre existence. Nous créons sur l’annihilation, la destruction d’une infinité de possibilités, la renonciation et, donc, sur nos choix ; l’artiste fait émerger la beauté sur une plaine d’horreurs, sur des ruines d’une hécatombe passée. Voilà pourquoi il ne nous faut pas ruminer les désastres, les décès. Ils sont les graines desquelles germent les splendeurs de la vie.
Et finalement, si ce n’était pas pour ça que l’on tenait le coup quand l’on subit des tribulations et des injustices ? Car la reconnaissance de liesse et de quiétude possibles a été inscrite au plus profond de notre être. Nous savons que nous avons ressenti de la sérénité à un instant, bien qu’infime. Et nous continuons à respirer dans l’espoir d’y goûter à nouveau. L’espoir d’un avenir plus tendre, plus doux, nous pousse à attendre. L’espoir est la réponse à nos questionnements quand notre vie s’apparente à un enfer. Comment, pourquoi tuer le temps lorsque l’on sait que l’on va sourir et mourir, fatidiquement ? Pourquoi ? Ce à quoi Racine carrée du verbe être rétorque : car nous avons l’amour et l’espoir d’aimer.
La pièce livre de nombreux “tabous” (prostitution, inceste, conditions des prisonniers et des retraités), les place même à son centre, puisque c’est ce genre de situation dramatique que l’on peut rencontrer au cours de notre histoire. C’est ce genre de situation qui nous forge, foncièrement. Par conséquent, ce qu’on a tendance à taire, c’est la vie-même, car la vie n’est pas que joie, elle comporte son lot de difficultés, éclot de notre rencontre avec.
Nous croyons devoir passer sous silence certains sujets, ces “tabous” ; or tout est matière vitale, donc dicible et estimable. De même qu’apparaît au noyau de la pièce la thématique de la famille et son implication déterminante. En conscience de ses défauts, de ses torts, nous devons nous évertuer à laisser fleurir notre amour pour eux. Nous devons décider de les aimer de leurs vivants. Nous devons répondre à la colère, au chagrin, à la détresse, aux défaillances, par l’amour.
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De notre point de vue extérieur, nous comprenons que les personnages, dans leur dénuement, leur mise à nu, leurs afflictions, exposent paradoxalement leur abondance. C’est la source de notre irrationalité, nos émotions, qui nous rend infinis et puissants. C’est elle qui charge notre vie de sens.
Ainsi, Mouawad nous incite à célébrer éternellement la vie, à aimer éternellement, et ce malgré la haine. Car aimer, c’est le geste incommensurable de l’humain. C’est son invincibilité en acte. Car aimer, c’est pardonner l’irrationnel, c’est l’accepter pour embrasser notre être, et alors le transcender. Le carré, quant à lui, véhicule le symbole de l’amour, typiquement humain, qu’on ne peut repérer dans le moindre recoin de l’Univers autre que notre cœur. Cette figure géométrique a été rattachée à la perfection, l’ordre cosmique et la beauté. C’est grâce à lui et aux quatre directions qu’il implique que l’on peut s’orienter spatialement, fait qu’a retenu le scénographe Emmanuel Clolus pour la pièce.
La scénographie dynamique, à l’image de l’existence et de l’existant alors substance en devenir, empêche le public de s’ennuyer. Le dispositif investi par Clolus permet un enchaînement élégant et subtil des différentes scènes. A travers ce système de murs sur roulettes, la scénographie atteste elle-même qu’une unité, une scène en l’occurrence, peut recouvrir une multitude d’espaces vivants, de matériaux ontologiques. C’est à nouveau un carré articulable à souhait qui contient l’humanité en puissance, la quintessence de l’être.
Wajdi Mouawad nous dicte donc à travers cette déclaration d’amour à l’amour qu’il nous faut vivre de toutes nos forces, de toute notre vitalité, en dépit de toutes les circonstances déplaisantes, pendant qu’il en est encore temps. Alors levons nos verres et festoyons, célébrons ensemble notre amour.
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