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Néo-libéralisme et raison économique


L’économie semble aujourd’hui avoir phagocyté le politique. Ce qui importe, ce ne sont plus tant les valeurs, les convictions, que la rentabilité ou les gains que l’on défend en leur nom. Cette dépolitisation silencieuse n’a rien d’anodin et témoigne d’un néo-libéralisme qui s’enracine jusque dans les consciences.


Glass Brick Wall © Alistair Hamilton

Disséminé dans les discours, les débats, jusqu’aux conversations entre amis ou en famille, un argument capital semble partout avoir phagocyté le politique. La réforme des retraites ? Une « nécessité […] pour garantir la prospérité du pays ». Moins de lits dans les hôpitaux ? « On demande à l’hôpital de réduire ses dépenses ». S’attaquer aux superprofits ? Impensable : « notre philosophie politique c’est un mécanisme durable de marché ». Le même golem a réponse à tout. Inutile donc de s’inquiéter, la grande machine économique pensera pour nous dans ses (ad)équations de marché. Cette raison supérieure est d’ailleurs plutôt convaincante, du moins l’est-elle parce qu’elle est confortable. Nul ne répond plus de rien en ce bas monde ; aussi rassurez-vous, dans ce malheur vous n’y êtes pour rien, car plus personne ne l’est ! C’est aux bourses qu’il faut réserver vos libations. Toutefois, au-delà de cette apparence mystifiée, que peut-on voir, que peut-on dire de cet ordre impérieux qui régit désormais même l’idéologie politique ?


Le mythe de la raison pure


On peut en effet observer aujourd’hui un foisonnement d’arguments d’autorité qui en appellent à une raison supérieure, transcendante. Les décisions sont motivées, non pas par des idées personnelles ou des convictions, mais selon le fonctionnement du marché, des cycles économiques. Si l’on analyse ce phénomène, on peut le décomposer en deux mouvements. Le premier est un argument de compétence, d’adéquation (1). Parce qu’on se range derrière les mécanismes économiques actuels, ces fameuses conjonctures, on fait valoir notre adéquation avec le système tel qu’il est. Nous mettons alors en avant notre propre compréhension du monde : faites-moi confiance, je sais comment ça marche. À cet argument de compétence – dont l’idée de technocratie peut désigner l’abus – s’ajoute alors un argument de nature (2) qui rend intangible l’ordre actuel. Non contents de faire usage de raison, nous faisons de celle-ci la grande Raison, celle du Marché devenue celle de l’Histoire. En d’autres termes, parce que nous pensons savoir comment le monde tourne (1), ce qui nous échappe ne peut être possible ; nous faisons d’une conception particulière un ordre universel (2), faussement objectif, ce qui assurera au monde de tourner toujours dans le même sens.


Cette double justification s’alimente donc de manière autonome, étant donné que le cadre qui garantit la pertinence d’une solution est maintenu par l’usage et la répétition de ces mêmes solutions. Autrement dit, la pensée fait du sur-place. D’un côté, on pourrait dire que c’est beaucoup de maux pour rien, puisque les problèmes peuvent tout de même être résolus. Certes, mais de l’autre, c’est se contenter d’expédients, se fermer soi-même la porte d’une considération plus large, d’une méta-économie pourrait-on dire, qui interroge notre manière de penser les problèmes, et pas seulement les problèmes isolément.


Prenons un exemple concret et d’actualité. Dans les débats sur l’âge de la retraite, certains soutiennent qu’il faut travailler davantage pour la prospérité de l’économie et des caisses de retraite. On retrouve ici la justification par une connaissance du domaine – ce qui n’a en soi rien d’étonnant – mais en même temps, on se résout à circonscrire la question comme si l’âge de départ à la retraite était la seule variable du problème. On s’en tient au cadre faussement contraignant qui écarte d’emblée les autres éléments que l’on ne souhaite pas voir (pénibilité, nouveaux modes de vie…). La solution est en quelque sorte connue d’avance parce que les conditions de la question ne laissent pas d’autres choix.


On peut facilement discerner dans ce mécanisme ce que Barthes considérait comme un mythe bourgeois, qui permet de « conserver l’être sans le paraître ». En effet, en rendant naturelle et donc immuable la Raison sous laquelle on se place, on se soustrait soi-même de nos responsabilités, du moins en apparence. Ce n’est plus d’un gouvernement en particulier qu’il faut attendre des solutions, c’est du Marché, de l’Économie. Mais comme ce genre de discours alimente lui-même le cadre qui est responsable de nos maux, on se retrouve avec une équation nulle, une tautologie qui fait semblant de penser pour s’arrêter à mi-chemin. Se justifier par l’ordre économique tout en justifiant qu’on s’en contente en retour, c’est en revenir au « c’est comme ça, parce que c’est comme ça », avoir la structure de la raison mais la laisser vide.


Une manifestation contre la « Poll Tax » de Margaret Thatcher instaurée en 1989 © DR

Le glas du politique


Au-delà d’un simple trompe-l’œil, il y a là un processus de dépolitisation des enjeux, qui permet d’éluder les débats sans (presque) se salir les mains. Déjà présentée par Karl Polanyi dans son célèbre ouvrage La Grande Transformation en 1944, l’idée d’une invasion du champ politique par l’économie a été reprise par la philosophe Wendy Brown dans sa pertinente critique du néo-libéralisme. Celle-ci montre à quel point la rationalité économique semble avoir investi et corrompu les champs du politique, mais aussi du social, du culturel. Tout est désormais pensé dans un calcul à trois variables : la rareté, l’offre et la demande, et ce, jusque dans la vie quotidienne, où le néo-libéralisme encourage chacun à se prendre pour un entrepreneur. Aussi, en fonctionnant de la sorte, le néo-libéralisme assèche-t-il nos décisions.


Nous ne réfléchissons plus en vertu de valeurs, d’idéaux, mais seulement selon le saint schéma de l’homo economicus : « le sens moral [est réduit] à une affaire de délibération rationnelle sur les coûts, les bénéfices et les conséquences ». En d’autres termes, le politique, qui suppose la confrontation, le débat sur ce qui doit être fait pour le bien de la cité, est dépecé jusqu’à devenir une réunion de comptables. Car dès que l’intérêt est porté, non pas sur ce que l’on souhaite absolument pour le futur d’une communauté, mais sur la rentabilité de ce même futur, alors il n’y a plus de questions, à peine une hésitation. Tout devient mécanique, évident. Ce ne sont plus les hommes qui gouvernent.


Mais dans cette famille où peut se retrouver le meilleur comme le pire, il est utile de distinguer libéralisme et néo-libéralisme. Pour le premier, qui est aussi bien politique qu’économique, l’État doit avant tout défendre la liberté de l’individu et limiter les contraintes sur celui-ci. Le second déborde de ce cadre et cherche à étendre le lieu idéal de l’expression de cette liberté, le marché, au reste de la société. Aussi, contrairement aux thèses du libéralisme classique où la raison économique est donnée comme un fait de nature, celles du néo-libéralisme cherchent à l’établir, à l’imposer. Si la fameuse main invisible n’a plus rien d’évident et repose sur une construction, alors elle a besoin d’être défendue « par la loi et par le gouvernement, tout autant que par la diffusion de normes sociales ». Plutôt qu’un simple état néo-libéral dans lequel nous serions tombés, c’est une chute continue et dynamique.


Ainsi, alors que le libéralisme classique maintenait une distinction, aussi fictive soit-elle, entre la morale individuelle et collective, le néo-libéralisme, lui, ne se contente pas du niveau d’ensemble. Parce que l’ordre du marché est une raison totalisatrice qui ne peut tolérer d’écarts, et qui permet aux institutions telles que l’État de donner un souffle nouveau mais déjà frelaté à leur légitimité, tout doit être subsumé. Les projets, les rêves, les idéaux qui devaient donner vie au politique se résument désormais à un équilibre financier. Après avoir dirigé – digéré – le politique, la rationalité économique pourrait bien porter le nom d’aliénation.


Margaret Thatcher et Reagan © DR

Sur quel pied danser ?


Démystifier le politique, lui rendre sa pleine capacité d’action, semble une tâche proche de l’aporie tant que subsiste l’ordre néo-libéral. Nous connaissons aujourd’hui ce que Gramsci définissait comme une crise : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître ». Cette situation d’entre-deux permet de concevoir les chemins qui nous sont directement accessibles. Deux possibilités donc : la première est d’argumenter sur le terrain de l’adéquation ; il faut remettre en cause le rapport entre le discours et le réel. La seconde est celle de la supposée nature de l’ordre économique ; on peut essayer de démontrer que la rentabilité ou le marché tels qu’ils sont aujourd’hui ne sont pas des entités absolues.


Pour reprendre l’exemple du débat sur les retraites, certains disent que, dans les faits, les dépenses actuelles n’ont rien d’excessif ou de non contrôlé, tandis que d’autres peuvent dire que là n’est même pas le véritable enjeu, puisque l’État doit assurer un repos pour toutes et tous, quel qu’en soit le prix. Dans les deux cas, le même objectif est défendu, mais pas de la même manière. D’un côté, on revendique les principes mêmes de la raison économique, de l’autre, on s’en échappe. On voit ici que c’est seulement en attaquant la naturalisation, et non l’adéquation, de l’argument économique que l’on peut in fine revitaliser le politique. Mais, ainsi que l’écrit Gramsci, c’est tenir le nouveau pour acquis alors qu’il n’est pas encore né. Car comme l’ordre économique est une raison totalisatrice, tout ce qui est contre elle est hors d’elle, c’est-à-dire inexplicable selon ses critères. La défense de nouveaux raisonnements ne peut donc, pour l’argumentation économique actuelle, que paraître atopique, absurde.


Telle est la situation : soit promouvoir une nouvelle raison qui semble aujourd’hui déraisonnable, soit attaquer la raison actuelle, avec ses propres arguments. Les deux voies semblent, au mieux étroites, au pire stériles. Car ce qu’il y a ici, c’est un saut – entendons là une révolution. Mais ce serait sans doute être trop idéaliste que de concevoir l’ancien et le nouveau comme deux mondes absolument hermétiques. L’exemple du « quoi qu’il en coûte » à l’heure du COVID-19 peut montrer cette porosité, une déraison qui a été permise, hélas, par une situation d’exception. Voilà le genre de faille qui prouve que le politique n’est pas encore enterré, qu’il est toujours possible de s’émanciper d’une logique économique quand apparaît son inhumanité. Plutôt que de reprendre la même rhétorique dont nous voulons nous débarrasser, c’est bien la fausse nature de l’ordre économique qu’il nous faut avant tout révéler et combattre, sans quoi les possibles dont nous rêvons et les arguments qui les fondent ne sauraient trouver de sol fertile.


Ainsi peut-on dire que la raison économique s’est emparée du politique pour le vider de sa substance. Alors que celui-ci suppose une incertitude, un doute constant, les lois de l’offre et de la demande comblent peu à peu ce vide nécessaire. Tant que manquera le courage de brandir d’autres possibles, tant que l’on préférera se cacher derrière l’empyrée de l’économie, nous condamnerons notre propre liberté, tout fiers de le faire par raison. Il nous faut discerner cette fuite par le haut qui permet d’éviter de porter le poids qu’implique toute action. La raison économique néo-libérale n’est indépassable que parce qu’il y a des esprits pour la rendre telle. Chez ceux-là résonneront peut-être ces mots de Weber : « ils n’étaient pas à la hauteur de leur tâche, ils n’étaient pas de taille à se mesurer avec le monde tel qu’il est […] ; en aucun cas ils ne possédaient ni objectivement ni positivement, au sens profond du terme, la vocation de la politique que pourtant ils croyaient avoir ».

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