Ce texte n’est pas neutre, il vise à questionner de manière critique le sens de nos engagements au cours de notre courte vie : sont principalement traités de manière comparative l’engagement au travail, l’engagement dans l’armée et l’engagement militant. Cette réflexion s’opère par le détour d’une question : l’engagement est-il une servitude volontaire ?
Quand on se douche, on sait que c’est son corps propre qui est arrosé d’eau. Mais quand on s’engage, difficile de savoir ce qui est au juste engagé de nous-mêmes. S’engager, c’est faire don de soi, or le soi recouvre des réalités multiples. Ces réalités constituent autant de dimensions de l’identité à soi. De même, on ne sait jamais vraiment ce à quoi on s’engage : dans le mariage, chacun s’engage « pour le meilleur et pour le pire », mais aucun ne connaît ni le premier, ni le second. La promesse n’engagerait alors que celui qui y croit.
Pour autant, est–il besoin de résoudre ces problèmes pour penser l’engagement ? Au fond, ce serait rater l’engagement lui-même. Nous serions tel Zénon d’Élée, lui qui redoublait de paradoxes logiques pour démontrer l’irréalité du mouvement tandis que, désinvolte, Diogène le Cynique n’avait qu’à se mettre à marcher pour le réfuter(1). L’engagement se donne là, dans sa factualité ; on sait que quelque chose est en jeu.
L’engagement et le monde des possibles
Par l’engagement, on consent à un ensemble de nécessités dites « hypothétiques » parce qu’elles ne valent que sous l’hypothèse de telle ou telle fin : sous l’hypothèse de mon contrat de mariage, je m’engage à être fidèle ; sous l’hypothèse de rester en bonne santé, je m’engage à manger cinq fruits et légumes par jour. Dans l’engagement nous limitons nos possibilités d’agir en fonction de normes qui le traduisent. Le travail salarié exprime lui-même une forme d’engagement, et avec lui le vocabulaire qui s’y rapporte : « agenda » (littéralement « les choses devant être faites »), « cahier des charges », « to-do list », etc. Le fait de langue le plus révélateur à ce titre réside dans l’expression « engager quelqu’un ». L’armée en reste l’exemple paradigmatique, sans fondamentalement différer, par ailleurs, du travail salarié quant à sa nature : on s’engage « dans » l’armée comme on s’engage « dans » une entreprise, dans une « boîte » dans les deux cas (un cercueil le plus souvent).
Mais l’engagement ne se borne pas à atteindre une fin. Un contrat de mariage, être en bonne santé, tout cela engage la société au moins autant que nous. On peut même dire que ce sont les phénomènes d’échange qui font la société. L’engagement est un don de soi, sans doute, mais prenons ces mots au sérieux : tout don implique un contre-don(2). Un simple détour par l’étymologie nous le prouve : « gage », substantif dont dérive le verbe « engager », signifie à l’origine « ce qu’on met ou laisse en dépôt, comme garantie d’une dette, de l’exécution de quelque chose(3) ». Le latin « munus », qui a donné le verbe « communiquer », renvoie de façon similaire aux « présents, obligations ou largesses dus en échange de la charge reçue(4) ». Engagement et communication semblent participer d’une même logique d’échange. Autrement dit, l’acte par lequel on s’engage suppose une dualité dans laquelle il s’inscrit. Un propos peu engageant est un propos qui donne peu la volonté de donner en retour. Suivant ce raisonnement, on s’engage « dans » (la boîte) ou « à » (faire ceci ou cela) mais surtout « envers » (autrui). Pour le travail salarié et l’armée, c’est la hiérarchie (le « pouvoir sacré », sacré pouvoir !) qui fixe la chaîne d’intermédiaires. De proche en proche, l’engagement nous hisse à une réalité ultime qui en est la fin déterminante. Quel contre-don faut-il attendre ? Le travail nous octroie-t-il du mérite ? Il nous dit : « tu peux mourir, tu n’as pas démérité ». L’armée nous offre-t-elle la gloire ? Elle nous assure : « tu peux mourir, car à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ». Nous n’avons pas épuisé toutes les formes de l’engagement : l’engagement militant, que nous promet-il ? Fera-t-il de notre mort une mort juste ? Il serait facile, alors, de faire de Socrate un militant « mort pour ses idées » – ou bien n’est-ce là qu’une idée ?
C’est là que se noue le nœud gordien qu’aucune épée de Damoclès sur nos têtes ne tranchera. Car l’épée elle-même, c’est la mort, la fin ultime de l’engagement. Plus quelqu’un concède de temps, d’argent, d’énergie à son engagement, plus on dit de lui qu’il est engagé. Pourtant on dira également d’une telle personne qu’elle ne fait pas de concessions. « Concedo » en latin, c’est « s’éloigner, se retirer ». Celui qui concède fait un pas en arrière. Mais le même qui recule marche aussi, d’une certaine manière, de dos. Quel que soit notre déplacement, on se rapproche d’un but en s’éloignant d’un autre. Selon le point de vue, ne pas faire de concession, c’est donc ne reculer devant rien pour atteindre sa fin, mais c’est aussi tout concéder à cette fin, tout faire avancer dans son chemin.
Mais au bout du chemin la mort ne nous donne rien, qu’on ait été soldat, salarié pendant quarante-trois ans ou militant. À son extrême limite, l’engagement entraîne burn out, mort volontaire, épuisement physique, … Donc l’engagement, poussé au bout de ses conséquences, annihile le contre-don en même temps qu’il annihile le soi. Au terme absolu de l’engagement il n’y a plus de soi ; le soi a donné mais n’a rien reçu, il n’est même plus là pour recevoir. Bien sûr, à l’autre extrémité, il y a les fameux phobiques de l’engagement. Mais ne sont-ils pas seulement liés par un autre engagement ? Ils ont peur, mais la peur n’est que la manifestation d’un engagement envers la vie. Nous dirons qu’il faut viser le juste milieu : mais cette maxime peut-elle sans contradiction s’appliquer à l’engagement ?
Il y a encore Dieu. S’il y a une vie après la mort, l’engagement y retrouve son sens. Le contre-don est « après », pas encore, « au-delà », pas ici-bas. Mais Dieu nous donne-t-il quoi que ce soit, ou ne lui devons-nous pas tout ? Il semble qu’il prête, puisqu’il reprend, et c’est cela, la mort. Certes, le Paradis et l’Enfer, il ne nous les reprendra pas. On peut chercher la justice pour rejoindre l’Île des Bienheureux, on peut servir son patron ou sa patrie pour éviter une damnation éternelle. Nous avons jusqu’ici parlé de nécessité hypothétique, or Dieu est une nécessité catégorique : en tant qu’il est l’Être nécessaire, son existence ne dépend pas de notre volonté. Seul est hypothétique le rapport de Dieu à l’homme, selon qu’il veuille lui plaire ou lui déplaire, qu’il le considère ou non comme fin. La mort, aussi longtemps que nous serons mortels, n’est pas moins une nécessité catégorique, dont peuvent dépendre nos nécessités hypothétiques (travailler pour vivre, faire la guerre pour survivre, …). Sous cet angle, la condition du contre-don est réalisable. Nous trouvons un sens dans nos engagements parce que l’échange a lieu du temps où nous pouvons en profiter (lorsque nous sommes en vie).
L’engagement est une servitude volontaire
Nous avons posé l’engagement comme une limitation des possibles devant un ensemble de nécessités hypothétiques, elles-mêmes limitées par des nécessités catégoriques (Dieu, la mort). Comme possibilité de limiter ses possibilités, l’engagement serait plus justement défini par l’idée de servitude volontaire.
La restriction des possibilités est perte de liberté ; le gain de possibilités est libération. Pour Spinoza « ce qui dispose le Corps humain à pouvoir être affecté de plus de manières, ou ce qui le rend apte à affecter les corps extérieurs de plus de manières, est utile à l’homme ». Utile car la puissance d’agir de l’homme s’en voit augmentée, là où l’homme au travail adopte une posture qui le met au service d’une fonction, là encore où l’homme sur le champ de bataille est mutilé. Il s’agit bien de servitude volontaire, de consentir à la diminution de ses possibilités d’agir. Par la représentation d’un gain d’argent en l’échange d’une perte de temps, le salarié souscrit à l’équation de la rémunération horaire qui, à un temps donné, fait correspondre une somme d’argent. Il espère avec cela mieux vivre, ou vivre plus longtemps. Il n’a pourtant pas toutes les chances de regagner le temps perdu, quoiqu’il ait toutes les chances de perdre l’argent gagné. Dans l’entreprise autant que dans l’armée, c’est le supérieur hiérarchique qui règle la mort du subalterne. Une confusion s’opère entre Dieu, ou la mort, et le supérieur. L’existence contingente de ce dernier, mais hypothétiquement nécessaire, feint leur existence catégoriquement nécessaire.
Pour faire de cette servitude volontaire une servitude libératrice, il faut que la restriction temporaire de possibilités soit compensée par un gain ultérieur. Si l’on croit en Dieu et que l’on estime que telle est sa volonté qu’il faille se soumettre à des autorités terrestres, alors l’accès à un Au-delà éternel justifie une servitude temporelle. Si l’on y croit pas, il faut considérer le travail comme la seule possibilité de jouir de possibilités que nous n’aurions pas sans lui, à commencer par la vie. Mais que peut-on répondre à celui qui ne se satisfait pas d’une telle alternative, à celui qui voit qu’une fourchette ou une cuillère percée sont également impuissantes à retenir le temps qui coule devant lui ?
La réponse doit être politique. La politique, c’est le droit et le fait en société : si, de fait, le patron a le droit de nous réduire en esclavage salarié, alors gagnons, par le fait, le droit d’être notre propre patron ! Et si, de fait, le curé (l’imam ou le rabbin) a le droit de nous soumettre à quelque autorité, alors gagnons, par le fait, le droit de nous ériger en autorité ! Si chacun, croyant ou non, se soumet à lui-même en tant qu’autorité, la volonté de Dieu sera respectée, puisque les autorités terrestres ne le seront pas moins qu’avant. Si chacun, croyant ou non, s’exploite lui-même par son propre travail, il ne jouira pas moins qu’avant des possibilités offertes par le travail. Or seule la forme militante de l’engagement est susceptible de faire valoir cette réponse, non qu’elle soit réservée à telle ou telle cause, à telle ou telle orientation politique, mais précisément parce qu’elle est politique. Militer, c’est faire valoir son modèle de société, pour qu’il entre dans le droit ; c’est par définition politique. Qui veut maintenir l’exploitation de l’homme par l’homme, au profit de son seul gain de temps, n’a qu’à militer pour une société d’exploiteurs. Qui veut maintenir des autorités hétéronomes, où les autres décident pour soi, n’a qu’à militer pour une société hiérarchisée. Dans chacun des cas qu’on envisage, l’engagement militant reste le seul genre d’engagement qui soit réellement libérateur, puisqu’il tend à conformer le monde à notre volonté. La volonté détient la clef ultime de la servitude, la prolongeant par son consentement, l’abolissant par sa rébellion.
Notes
D’après LAËRCE, Diogène, Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 39.
On se reportera utilement à l’ouvrage classique de MAUSS, Marcel, Essai sur le don, 1925. Pour l’idée de son application à l’engagement, nous remercions Azadeh Atchekzai.
TLFi : Trésor de la langue Française informatisé [en ligne], ATILF – CNRS & Université de Lorraine, URL : http://www.atilf.fr/tlfi.
ALIBERT, Julien, SOLER, Patrice, Les mots latins à travers les textes d’Érasme à Cicéron, Ellipses, 2022, p. 15.
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