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Les Chevaux de feu (Sergueï Paradjanov, 1965) — Une métaphysique de la passion


Critique écrite suite à la diffusion du film Les Chevaux de feu de Sergueï Paradjanov par les Cinesthésies, le ciné-club d’Opium Philosophie, au Reflet Médicis le 24 octobre 2023. Chaque séance des Cinesthésies est suivie d'une discussion avec un.e invité.e permettant d'explorer certains aspects esthétiques et philosophiques du film. Ce mardi 24 octobre 2023, l’entretien s’est déroulé avec la philosophe Justine Janvier.




Les Chevaux de feu (1965), Sergueï Paradjanov


« J'avais toujours été attiré par la peinture et je me suis habitué à considérer chaque cadre cinématographique comme un tableau indépendant. […] Dans la pratique, je choisis souvent la solution picturale, plutôt que la solution littéraire. Et la littérature qui m'est le plus accessible est celle, qui en son essence même, procéderait de la peinture. C'est alors que je lus attentivement le récit de Kotsioubinski et que j'eus envie de le tourner. […] » (entretien avec le réalisateur Paradjanov publié dans Les Lettres françaises, mars 1966).


Dans un entretien accordé à la revue Les Lettres françaises, en 1966, Paradjanov revient sur son oeuvre et sur ses raisons pour adapter une nouvelle de Kotsioubinski intitulée Les ombres des ancêtres oubliés (1911). Ce qui l’intéresse c’est de faire « un film sur les passions intelligibles à tout être humain ». Ainsi, par-delà des enjeux purement esthétiques, Paradjanov propose une anthropologie des passions d’une population montagnarde ukrainienne, les Houtsoules (ou Goutzoules). Dès lors, Paradjanov interroge : la passion, cette inclination que la raison du personnage d’Ivan ne peut pas maîtriser ou n’y parvient qu’avec peine après la perte de l’être aimé ; mais aussi la possibilité d’une maîtrise réelle voire d’un surpassement de cet affect durable et violent par le personnage d’Ivan.


L’omniprésence de la couleur rouge



Les Chevaux de feu (1965), Sergueï Paradjanov


Le film est découpé en douze chapitres (équivalents aux mois de l’année) scandés par des cartons en lettres cyrilliques rouges sur fond noir. Seul le titre du dernier chapitre (intitulé « Piéta ») détonne par l’usage de lettres latines blanches sur fond noir. Pour autant, pendant les onze précédents chapitres, à l’intérieur de chacun d’eux, c’est le rouge qui s’immisce par touches et aplats de couleur, c’est-à-dire sur chaque élément filmé (comme les chevaux, la neige, les vêtements, ou les arbres). La contamination progressive, qui passe de l’orange au rouge, rappelle au spectateur non seulement le sang et la mort mais également la vie, c’est-à-dire le sentiment passionnel des personnages. Quand la mort arrive, dès l’assassinat du père d’Ivan, c’est une pluie sanguinaire qui jaillit sur l’écran avec, en surimpression, l’arrivée des chevaux de feu qui se dressent comme pour alerter de l’imminence de la mort.



L’intolérable solitude


Quand Ivan perd ensuite sa bien-aimée Maritchka, c’est pour lui le début du deuil, un deuil tenace et persistant qui ne le quittera jamais. Dans ses nuits les plus mouvementées, auprès de Palagna, sa nouvelle épouse, il continue de voir l’esprit de Maritchka derrière les carreaux de sa fenêtre. En un geste brusque Palagna chasse les visions de son nouvel époux. Les plans à l’épaule, furtifs et instables, et les couleurs sanguinolentes symbolisent les sentiments du personnage d’Ivan. Celui-ci, emprunt de désespoir même lors de son mariage (qu’il accomplit pour satisfaire les mœurs de l’orthodoxie ambiante), s’enfonce dans le désespoir de ne jamais revoir Maritchka, tout en devant continuer de vivre sans pouvoir donner la vie. Dès lors, on comprend qu’Ivan, comme tout homme, n’est pas lui-même le centre de sa vie. Paradjanov semble nous indiquer qu’aimer c’est trouver hors de soi le centre de sa vie. Cependant, cette trouvaille est bien fragile et disparaît avec la mort inopinée de l’aimée, Maritchka.




Les Chevaux de feu (1965), Sergueï Paradjanov


Une impossible synthèse entre les aspirations des personnages et la réalité

Palagna, la nouvelle épouse, veut un enfant. Mais Ivan ne parvient pas à le lui donner. Frustrée, elle se tourne vers la sorcellerie religieuse pour pouvoir enfanter. Mais désespérée d’échouer, elle se console avec Youra, le sorcier du village, que le spectateur découvre en une envolée de la caméra vers le ciel, au même moment qu’Ivan découvre les amants derrière une haie enneigée. Quant à ce dernier, n’arrivant pas à faire son deuil, ses proches affirment qu’« il n’a plus rien d’humain ». En cela, comme l’a avancé Justine Janvier, Ivan n’arrive pas à concilier les trois stades de l’existence que décrit Kierkegaard, c’est-à-dire : ni le stade esthétique qui consiste à vivre dans l’instant des passions et des désirs à assouvir, ce qui mène Ivan à la dépression (la mélancolie) et au désespoir (« à quoi bon vivre sans la personne aimée ? ») ; ni le deuxième stade éthique qui consiste à s’engager pour surpasser le désespoir du à quoi bon ; ni le dernier stade religieux qui consiste en la foi et l’espérance plus qu’en la rationalité et le jugement moral. S’il tente d’atteindre ce dernier stade avec son mariage, ce n’est que pour démontrer son impossible synthèse avec les autres stades puisque la vie d’Ivan se conclut dans la mort, après que l’esprit de Maritchka lui a touché sa main.


Un tourbillon baroque à la mesure de la Passion


Au cours du film, les images miment la passion, le tourbillon du désir qui aspire les personnages les uns contre les autres jusqu’au rejet final. Les images sont répétées, les cadrages aussi, comme pour mieux montrer la fixité que subit Ivan. Dans cette société, les êtres humains ne peuvent ni s’exprimer, ni échanger. Aucune place n’est donc faite à l’effusion lyrique, tout est balayé, comme si tout se passait ailleurs, comme si la mort, dans le mouvement toujours, était le terme de tout.



Les Chevaux de feu (1965), Sergueï Paradjanov


Étymologiquement, le mot passion renvoie à la souffrance, et on comprend, avec Paradjanov, que toute passion est déçue puisque dès que l’aimée disparaît c’est le début du déclin pour Ivan. Ayant perdu le centre de sa vie, Ivan n’a d’autre volonté que de retrouver, non seulement Maritchka, mais également sa propre vie, et c’est par le toucher de la main que s’abroge la séparation, dans la mort.


On pourrait penser que la religion est aussi un moyen de trouver hors de soi le centre de sa vie mais, même si avoir la foi permet de se sentir aimé, Paradjanov évacue cette possibilité : seule la vie amoureuse est une révélation de la vie. Toutefois, Paradjanov, bien que détaché de l’imaginaire religieux, joue avec lui et filme la vie d’Ivan comme les épisodes de la Passion du Christ, ceux-là qui précèdent et accompagnent la mort de Jésus-Christ.

Construit par un effet de symétrie (entre Maritchka et Palagna), mais aussi de triptyque (la mort du père au début, la mort de l’aimée et la mort d’Ivan), et enfin par un rappel constant à la peinture historique (pensons au Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux de Brueghel l’Ancien), Les Chevaux de feu est le film qui permet à Paradjanov de remplir le rôle de chef de file d’un cinéma novateur et figuratif à la recherche d’une nouvelle esthétique que l’on retrouve chez Pasolini (lequel possède le même goût pour représenter les mœurs des civilisations disparues) ou encore chez Godard ou Varda (pour les couleurs et le soin apporté à l’étude anthropologique). Avec ce film aux accents de tourbillon baroque, il rompt avec les codes soviétiques, du réalisme et du socialisme de l’époque. Si Paradjanov se méfie des dogmes religieux, il se définit bien comme un mystique. La magie, le sacré, hantent constamment son cinéma et sa façon même de créer.



Les Chevaux de feu (1965), Sergueï Paradjanov



À PROPOS DE L'AUTEUR


Licencié en histoire-géographie et en philosophie, je suis aujourd’hui étudiant en master d’histoire de la philosophie à la Sorbonne. J’ai participé à l’organisation du Festival de cinéma Aflam à Marseille en 2023

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