top of page

La douleur étourdie par la vengeance dans Les Hyènes de Djibril Diop Mambéty

Photo du rédacteur: Pierre MilhauPierre Milhau

Les Hyènes (1992) de Djibril Diop Mambéty
CLAIRE ZAHANASSIAN  L'humanité, Messieurs, c'est bon pour la bourse des millionnaires, ce qu'on se paye, quand on a ma force de frappe financière, c'est un ordre du monde. Le monde a fait de moi une putain, et maintenant, j'en fais un bordel.  Extrait de La Visite de la Vieille Dame de Friedrich Dürrenmatt (1956), trad. Laurent Muhleisen, L'Arche, 2014, p. 62-65.

Dans un entretien accordé à CinémAction, Djibril Diop Mambéty confie qu’un réalisateur a un devoir d’agression car selon lui « si nous voulons changer quelque chose, il nous faut "agresser" le public, l’agacer, le mettre mal à l’aise, sans espérer tout de suite des résultats tangibles” (1). Ici, il faut entendre l’étymologie latine du terme agresser qui signifie “aller vers” ou “s’approcher” de quelque chose. En effet, dans Les Hyènes, Djibril Diop Mambéty s’immisce au plus près du mécanisme de la vengeance d’une femme richissime, Linguère Ramatou, qui revient, puissamment, dans son village natal. Ce retour est motivé par un seul but : se venger d’un faux procès orchestré par son amant des décennies auparavant. Linguère Ramatou décide au crépuscule de ses jours de revenir à Colobane, une petite cité du Sahel, pour faire payer à son amant perdu, Draman Drameh, le prix d’une vie de souffrance. Ainsi, Ramatou profite de l’état de déclin de la cité pour réviser le jugement qui avait avantagé son amant et réclame la réouverture d’un procès contre celui-ci. 


Dès lors, s’inspirant de l’intrigue de la pièce de Dürrenmatt auquel il dédie son film, Mambéty interroge le pouvoir de l’argent dans un Sénégal marqué par de profondes difficultés économiques. Cependant il ne s’agit pas de décrier les programmes structurels comme le Fonds Monétaire International ou la Banque Mondiale (évoqués dans le film) qui ont provoqué privatisations et dettes. Il s’agit bien plutôt de montrer le mécanisme de la vengeance d’une femme native partie puis revenue expressément pour en finir avec l’homme qu’elle aime sans que le film nous indique si ces représailles sont salutaires ou funestes. 


Une pulsion destructrice


Les Hyènes (1992) de Djibril Diop Mambéty

Colobane, ville aride située dans une étendue rocailleuse au Sahel, abrite des éléphants et des hyènes qui apparaissent le museau souriant comme pour réagir sarcastiquement au spectacle humain qui se déroule dans la brousse. Ce sont les animaux qui tout au long du film scandent les plans et permettent aux spectateurs d’adopter une prise de distance par rapport aux actions humaines. En effet, dans le film, ce ne sont pas les animaux qui se combattent entre eux mais bien les humains qui, mettant au point des traquenards, démontrent une réelle pulsion destructrice. 


En cela la séquence à l’épicerie est parlante puisque les habitants s’accumulent au comptoir pour réclamer tantôt du riz, du lait, de l’alcool ou des cigarettes. Les clients sont nombreux mais la caisse de l’épicier Draman reste vide car l’épicier est contraint de faire crédit à tous ses clients. On règle en disant : « tu l’écris sur le registre » et on encaisse en disant : « viens ici dès que tu recevras tes allocations ». 


Dès les premières minutes du film, on assiste au cri d’une population souffrant de famine et de désespoir. Mais ce n’est pas tout : il y a un abus bien visible qui se dessine par ces exactions. Les humains, eux aussi, sont des prédateurs souriants qui viennent réclamer de quoi se nourrir, tout en ruinant peu à peu l’épicerie pourtant centrale et vitale. 


L’annonce faite à Colobane 


Après la séquence au drugstore ou plutôt au Saloon – car il se dégage de cette ville un relent très classique venant de l’Ouest –, s’ouvre une séquence au sein de la mairie qui est saisie par les autorités. Cédant la mairie à cause de la faillite, le maire apprend, alors qu’il s’apprête à partir en calèche, que l’illustre Linguère Ramatou est en chemin et qu’elle pourrait participer à dynamiser de nouveau la ville. 


Cette ville anonyme du Sahel est en effervescence car elle veut accueillir avec festivité son enfant perdue. La population s’en remet à Ramatou sans se rendre compte de sa passivité ni même entrevoir d’autres solutions. En cela, Djibril Mambéty Diop est très caustique puisqu’il met en scène un peuple attendant passivement, quoique joyeusement avec banderoles tricolores et guirlandes, l’advenue d’une figure salvatrice quasi étrangère. Autrement dit, Mambéty dépeint un peuple sénégalais qui ne peut se sauver par lui-même et s’auto-détruit par son insuffisance.


Toutefois, les causes de cette passivité ne sont pas évoquées : « dans tous les films de Mambéty Diop, l’État postcolonial ne paraît quasiment pas sinon au travers des instances répressives comme la police et la gendarmerie » (2). En effet, ici, la police française donne seulement des indications à distance (par téléphone) au maire sur l’acheminement d’un convoi qu’il s’agit de sécuriser. Plus encore, Colobane n’est une ville que de nom : les résultats des élections s’y décident en conclave, entre notables répétant à l’unisson les désirs d’un maire sans mairie. Les budgets de la ville s’alimentent au hasard et au gré de bienfaiteurs véreux. Sans école, sans hôpital, la population est réduite à la charogne (3).  


L’arrivée de l’oiseau de l’âme des morts  


Les Hyènes (1992) de Djibril Diop Mambéty 

Cependant, cela ne peut plus durer pour la population de Colobane. Au milieu du Sahel, un train s’immobilise, brusquement. Il a fallu tirer sur le signal d’alarme car la gare n’est plus desservie. C’est Linguère Ramatou, la revenante qui s’est octroyée le droit d’arrêter le train car celle-ci refusait de « s’empoussiérer » avec une voiture durant le voyage.


Dès la première apparition de Ramatou, le spectateur comprend qu’il s’agit d’un personnage flamboyant. En effet, Linguère, en wolof, signifie « reine unique » et Ramatou renvoie à un oiseau rouge d’une légende de l’Égypte noir pharaonique. Pire, Ramatou est un oiseau sacré que l’on ne tue pas impunément car c’est l’oiseau de l’âme des morts. 


Ramatou est filmée debout, devant le train qu’elle vient, à elle seule, d’immobiliser. La population l’encercle et le maire lui assène des compliments surannés qu’elle balaie immédiatement. Ramatou est là dans un but précis : faire éclater la vérité sur son départ précipité des années auparavant et entamer un processus de vengeance à l’encontre de son amour perdu, l’épicier Draman. 


L’originel est immortel


Les Hyènes (1992) de Djibril Diop Mambéty 

Pour fêter les retrouvailles, et dans un élan lyrique, Draman et Ramatou se retrouvent sur le lieu originel de leur amour qui détonne avec la forte personnalité de Ramatou. C’est ici qu'ils ont été jeunes et amoureux, naguère.


Amoureuse de Draman, Ramatou l’a été toute sa vie même lorsqu’elle vivait dans les pays les plus lointains et gagnait sa vie comme prostituée. Intéressé, Draman l’a été toute sa vie puisqu’il a épousé une légataire et s’est détourné de Ramatou après avoir vécu une histoire d’amour avec elle. Les personnages semblent avoir évolué en opposition : lui a connu la misère, elle le luxe ou encore lui s’est marié, elle a toujours attendu son premier amour. 


Ramatou expose à l’amant ce corps meurtri par une vie de souffrance. On pourrait dire qu’elle est devenue un cyborg, un personnage composé de parties vivantes et de parties mécaniques. En effet, elle possède des prothèses dont une jambe et une main en or. Ce physique amoché presque victimaire est en contraste permanent avec cette femme forte qui a conquis le monde et revient pour accomplir sa dernière volonté. Au fond, Mambéty semble nous dire que la plaie originelle de Ramatou est immortelle. Puisque ce qui est à l’origine du mal-être de Ramatou vient de ce premier amour impossible dont jamais elle ne s’est remise. Rien ne pourra assouvir sa vie de souffrance sinon l'origine du mal, la mort de l’amant. 


L’impossible mort de Draman



Les Hyènes (1992) de Djibril Diop Mambéty 

Durant un festin, constitué de discours rhétoriques et pleins de mensonges, Ramatou énonce ses conditions : elle réclame, en échange d’un don de cent milliards à la ville, la mise à mort de Draman. Le spectateur peut remarquer l’influence théâtrale de la scène. En effet, l’espace est divisé en deux. Premièrement, d’un côté, Ramatou est entourée par trois amazones (trois femmes aux allures de guerrières silencieuses) ce qui lui confère une position dominante. Deuxièmement, de l’autre côté, la population de Colobane est divisée en groupes sociaux avec une hiérarchisation bien distincte : au premier rang, le maire, les notables, le professeur et Draman puis au deuxième rang, les femmes et les mendiants. Le champ et le contrechamp soulignent la contradiction entre les parties : Ramatou contre les habitants de Colobane. Ces derniers, moralement déçus, quittent la cérémonie lorsqu’elle énonce qu’il faut tuer Draman pour toucher l’argent.


Mais ce premier refus catégorique est révisé lorsque la population apprend que Draman l’a mise enceinte à dix-sept ans, a récusé sa paternité puis l'a contrainte à s'exiler et à se prostituer. Les habitants et les spectateurs apprennent donc la vérité : Draman a fomenté un complot contre son amante trente années auparavant. On pourrait dire, comme l'analyse Simona Cella qu’« ici le metteur en scène réunit dans une seule séquence trois caractéristiques concrètes et culturelles des sociétés africaines : l’offrande de dons [le repas], l’échange [les cent milliards] et le sacrifice [le corps de Draman] ». 


En effet, lors de cette scène de révélation, Mambéty (qui joue le rôle du juge) décide d’insérer des plans d’un sacrifice rituel d’un taureau. Ce montage alterné révèle la vraie fonction du personnage de Draman : une victime sacrifiée. Le sacrifice du taureau est comme l’anticipation claire de son propre sacrifice. 


Les Hyènes (1992) de Djibril Diop Mambéty 

L’argent, un poison funeste 


Draman pressent que la ville ne lui pardonnera pas ses exactions passées car le pouvoir de l’argent est bien trop important. En acceptant l'argent de Ramatou, les individus de Colobane qui étaient tous dans un même mouvement individualiste de survie font de nouveau brièvement société, ils ont un but commun. Toutefois, si Georg Simmel considère que l’argent produit des accointances entre les humains et un niveau d’intérêt commun, Mambéty nous montre que cela ne dure pas. En effet, aussitôt l’argent est-il distribué que les individus se ruent vers l’électroménager et redeviennent individualistes (l’épouse de Draman s’empare de tout ce qu’elle peut pour éviter que les autres ne puissent profiter de ces équipements modernes et en cela se venge des habitants qui ont abusé du crédit de l’épicerie). 


Au fond, Ramatou avait compris, comme Simmel, que « la majorité des hommes modernes en arrivent fatalement à avoir en vue le gain d’argent comme étant le but immédiat de leurs aspirations » (4). En effet, lentement, Ramatou se venge et diffuse ses billets de banque comme un poison mortel aux individus qui ne sont plus que des pantins orientés vers la consommation outrancière de produits électroniques ou d’habillement. Aucune école, aucun hôpital ne semblent avoir été créés avec ces cent milliards. C’est à travers la transformation des habitants de Colobane que Mambéty livre une analyse impitoyable de l’Afrique, soumise au néocolonialisme. 


Une inexpiable vengeance



Les Hyènes (1992) de Djibril Diop Mambéty

On pourrait dire que Ramatou, ayant été lésée toute sa vie, considère que la vengeance est la seule issue à son chagrin. On peut remarquer, avec Hegel, que la vengeance est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée tandis que la punition, à l’inverse, est l'œuvre d’un juge. En d’autres termes, selon Hegel, « la vengeance n'a pas la forme du droit, mais celle de l'arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif » (5). Ramatou ne résout rien par sa décision : elle diffuse le mal aussitôt qu’elle insère l’argent entre les mains des individus. Celle-ci confie à l’amant perdu : « le monde a fait de moi une putain, et maintenant j'en fais un bordel » (comme le dit mot pout mot le personnage de Claire Zahanassian dans la pièce de Dürrenmatt). Par conséquent, Ramatou provoque indirectement, comme le dit Hegel, inexpiablement et à l’infini, de nouvelles vengeances.  


Mais à l’inverse de ce que l’on pourrait penser, Ramatou ne se venge pas pour permettre une conservation de soi (contrairement à la définition habituelle que l’on trouve chez Nietzsche), ni ne méprise le coupable (même si Draman lui a ravi son honneur). En effet, Ramatou se venge par amour et par désespoir, presque de façon résignée.


Celui qui souffre cherche instinctivement à sa souffrance une cause ; plus précisément, il lui cherche un auteur ; plus exactement encore, un coupable lui-même susceptible de souffrance – bref, un être vivant quelconque sur lequel il puisse, réellement ou en effigie, et sous n’importe quel prétexte, décharger ses passions. (Généalogie de la morale, III, §15) 

Pour Nietzsche, la vengeance est en somme « le désir d’étourdir la douleur par la passion », ce qui alimente le ressentiment. Or, pour le philosophe, le ressentiment est la principale caractéristique des « faibles » qui se vengent. On peut donc rapprocher le personnage de Ramatou de la figure du faible puisque c’est celle qui considère qu’ayant souffert, quelqu’un doit en être coupable. Toutefois, même en étant une « brebis maladive » qui pense mal et souffre de ressentiment, Ramatou parvient à accomplir une vengeance bienfaitrice quoique maladive, ce qui fait d’elle autant une victime de la morale du faible qu’une héroïne. 


« Va, meurs et rejoins-moi »


Les Hyènes (1992) de Djibril Diop Mambéty 

Avant son jugement, Draman rend une ultime visite à l’amante perdue. Ils sont filmés face à la mer, symbole de l’éternité, et la vengeresse, lui assène une dernière formule elliptique : « va, meurs et rejoins-moi ». Après une étreinte mortelle, son amant gagne le tribunal improvisé au Cimetière des Éléphants. Les pseudos juges y ont un langage vengeur et hypocrite qui n’appartient nullement au langage de la justice. Contrairement à la place qu’il occupait lors du festin, on comprend que Draman n’appartient plus à l’espace social. Pire, ce ne sont pas même des juges qui le condamnent (en criant que c’est « pour l’amour de la justice, pas pour l’argent ») mais de véritables hyènes humaines. 


Draman, lui, ne disparaît pas dans le crépuscule d’un escalier menant peut-être à l’enfer (comme Ramatou). Il est progressivement recouvert par les corps des juges qui se rapprochent de lui toujours plus encore jusqu’à ce qu’il soit métaphoriquement mangé par eux. Puis, ces hyènes d’un jour, se dispersent et l’on peut voir au sol, non pas le cadavre de Draman, mais sa veste. Telles des hyènes qui ne mangent pas les défroques de leurs victimes, les juges ont laissé le tissu, cette immangeable nourriture. 


Il ne reste du passage sur terre de ces deux amants qu’une « ville bidon » (au sens du film La ville bidon de Jacques Baratier que l’on voit sur une cassette VHS dans le film) (6). La mort des deux amants a engendré une naissance, non pas d’un être humain, mais d’une ville blanche et bétonnée qui se dresse face à la mer. On pressent que le point de non-retour a été franchi et que Ramatou a perverti, en profondeur, la morale des habitants. Il ne reste plus qu’à regarder les individus devenir lentement des hyènes qui, comme Ramatou, savent renifler et sentir la maladie des autres.



*



Ce personnage de Ramatou provient du film La Rancune (1964) de Bernard Wicki — tiré de la pièce La Visite de la Vieille Dame (1956) de Friedrich Dürrenmatt — dans lequel Ingrid Bergman interprète Claire Zachanassian, une femme exilée dont l’amant l’a bafouée et laissée enceinte et qui, pour se venger, revient pour corrompre avec son argent les habitants et les hommes politiques. 


Mais plus précisément, alors que son précédent film Touki Bouki (1973) est né de l’urgence de révolutionner le cinéma à travers le récit du désir d’ailleurs de toute une génération, Hyènes (1992) vient de l’obsession de retrouver, « la fille qui avait eu le courage de quitter l’Afrique et traverser seule l’Atlantique ». Malgré la vengeance que cette femme réserve à son amant, le spectateur est touché par ce personnage qui a, au fond, une seule obsession : mourir accompagné de la personne aimée. C’est ce geste final, ces deux morts synchrones, qui révèle et incarne la profonde humanité du personnage. 



Souvenir de Silvia Voser (productrice). En haut, Ramatou, l’oiseau sacré. En bas, une hyène.

NOTES


(1) Interview entre Mambéty et Catherine Ruell pour CinémAction, n°49.

(2) CELLA Simona, QUADRATI Cinzia, Djibril Diop Mambéty ou le voyage de la hyène, L’Harmattan, Paris, 2020, p. 30

(3) Ibid, p. 30.

(4) SIMMEL Georg, Philosophie de l’argent, PUF, 2014.  

(5) HEGEL, Georg Wilhelm Friedrich, Philosophische Propaedeutic (trad. Propédeutique philosophique), cours d’Hegel professés entre 1808 et 1811 à Nuremberg. 

(6)  Le spectateur attentif aura remarqué sur l’étagère derrière le comptoir de l’épicier Draman, une cassette VHS du film La ville bidon (1971) de Jacques Baratier dans lequel les "bidonvilles" ont été remplacés par leur inverse "une ville bidon". Baratier montre qu’il n’y a pas lieu de voir dans ces villes nouvelles une amélioration puisque cette elles contiennent autant d'aliénation, et peut-être même plus, que ce qu'elles prétendaient remplacer. 


À PROPOS DE L'AUTEUR


Licencié en histoire-géographie et en philosophie, je suis aujourd’hui étudiant en master d’histoire de la philosophie à la Sorbonne. J’ai participé à l’organisation du Festival de cinéma Aflam à Marseille en 2023

Comentários


© Opium Philosophie 2024

bottom of page