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L’animalité dans Frankenstein de Mary Shelley

Dernière mise à jour : 11 juil. 2023


Mary Shelley (Londres, 1797-1851) écrit Frankenstein (1) pendant l’été 1816, lors d’un séjour en Suisse chez Lord Byron. L’œuvre, appartenant au genre gothique, est aussi considérée comme le premier roman de science-fiction. Le récit est développé à travers trois points de vue à la première personne : le cadre narratif est constitué par les lettres du Capitaine Walton, qui raconte l’histoire de Victor Frankenstein, lequel laisse la parole aux souvenirs de la Créature.

À l’heure de la crise environnementale actuelle, la question de l’animalité au coeur du roman semble fondamentale : est-il pertinent de poser une frontière nette entre humanité et animalité ? Est-il possible d’établir la nature (humaine ou non-humaine) de la Créature (2) ?

Pour essayer de répondre à ces questions, je vais présenter pourquoi traiter le sujet de l’animalité à travers la littérature, décliné ici dans la défense du végétarisme et sa critique antispéciste. Enfin, je vais présenter le sujet du regard de la Créature et de l’influence de l’esthétique sur les jugements moraux.




Pourquoi étudier l’animalité en littérature ?


L’émergence récente de la discipline des Études Animales (Animal Studies) dans les humanités et les sciences sociales fournit des outils d’analyse de l’animalité en littérature. Selon Mario Ortiz Robles (2016), la littérature est la discipline des humanités mieux équipée pour rendre compte du « caractère figuratif de notre engagement avec le monde ». La distance entre les animaux humains (l’homme) et les animaux non-humains (tous les êtres à exclusion de l’homme), établie par les hommes, pourrait expliquer le caractère littéraire de notre relation avec les animaux : nous nous pensons si loin d’eux que nous pouvons exclusivement en donner des récits fictifs. Cette distance, à la base de l’idéologie spéciste, explique aussi les traitements horribles réservés aux animaux non-humains. Selon Robles, la littérature nous raconte des perspectives alternatives à notre relation avec les animaux, et les animaux nous aident à imaginer un nouveau rôle de la littérature.


L’animalité de la Créature


Shelley a créé un modèle qui déstabilise les frontières entre animaux humains et non-humains, entre matière vivante et non vivante. Avec Frankenstein, elle semble ouvrir différentes perspectives qui vont de la sortie de l’homme de son animalité à la dégénération de l’humanité en animalité. Victor Frankenstein a longtemps rêvé de créer un animal « complexe et merveilleux comme l’homme », mais pas de la même nature que l’homme. En tant qu’extrême expression de l’animalité humaine, accentuée par son apparence, la Créature remet en question la supériorité de l’homme comme être purement rationnel. Le roman critique l’idée d’exceptionnalité de l’espèce humaine : l’homme, comme les autres animaux, a une part instinctive, animale.


Pourquoi l’homme se glorifie-t-il de posséder une sensibilité supérieure à celle qui se manifeste chez l’animal ? (p. 238)

En particulier, l’exploration de l’Arctique fournit un contexte ethnographique à l’évolution de la Créature : l’ascension de l’animalité, et la dégénération dans la sauvagerie. Ce lieu était vu comme sauvage et hostile par les explorateurs. Sa capacité à se déplacer avec aise dans ce milieu le rend un « animal » ou un « sauvage » selon le contexte(3). La Créature commence sa vie dans « l’animalité absolue » (Forster) : il est seul dans la forêt et il émet « des sons rudes et inarticulés » (p. 255). Le début de son apprentissage suit l’évolution de l’espèce humaine, la Créature ne bénéficiant pas de contact social.

La seule partie anatomique reconnue comme proprement « humaine » est son cerveau. Toutefois, si le cerveau de la Créature est considéré comme exclusivement humain : pourquoi possède-t-il des capacités propres aux animaux non-humains ? Par exemple, un nouveau-né humain n’a pas la capacité de marcher. Cependant, après son réveil, la Créature se lève et quitte le laboratoire. Aussi, sans entraînement aucun, il apprend à chercher sa nourriture et à distinguer ses sensations et ses idées :


Une étrange multiplicité de sensations s’empara de moi et je pus voir, toucher, entendre et sentir en même temps ; ce ne fut en vérité que bien plus tard que j’appris à distinguer la façon dont agissaient mes divers sens. (p. 251)

Même sa capacité à apprendre la « science du langage » dépend de sa capacité innée à lire les gestes et les expressions de la famille De Lacey. L’idée d’un esprit comme tabula rasa est partagée aussi par la Créature, qui croit que l’enfant, William Frankenstein, est sans préjugés. Il essaie donc de l’approcher et de l’éduquer à sa compagnie. Cependant, William s’enfuit. La réaction de la Créature est violente. Mais cette violence ne semble pas instinctive, « animale », elle a pour origine son besoin de vengeance : « mes sentiments étaient faits de rage et de soif de vengeance » (p. 336). La vengeance étant un sentiment propre à l’homme. Pourtant, ces actes de rage et de violence peuvent aussi être reliés à l’animalité présente dans l’homme. La violence de la Créature est ici causée par des sentiments propres à l’humanité et par des instincts considérés comme propres aux animaux non-humains. Ces deux aspects coexistent ainsi dans l’homme.

À ce propos, selon Jacques Derrida, nier l’animalité de l’homme signifie le penser comme une conscience abstraite et dotée de raison. Mais les sens sont une partie fondamentale de l’expérience humaine. À la naissance, nous ne sommes pas doués de raison ou de conscience, mais nous pouvons déjà ressentir des sensations comme la douleur ou la faim(4).

Matthew Calarco vise à rendre plus complexe la notion d’animalité : s’il n’y a pas une nature animale commune à tous les animaux non-humains, comment peut-on dire que les hommes ne font pas partie de cette multiplicité ? L’animalité est plus complexe que ce que les hommes ont établi et l’humain en fait partie(5). La Créature symboliserait donc cette multiplicité.

Aux yeux de la Créature, l’homme peut être en même temps à l’apex du monde animal et au-dessous des animaux les plus « abjects ». Sa position dans le monde animal dépend de son comportement envers les autres êtres. En réalité, il y a un décalage entre les qualités qui font un bon citoyen, comme le respect et la tolérance, et le traitement de l’homme envers l’animal. Au bout du compte, l’homme rejette son animalité et refuse de penser à sa propre cruauté.


Végétarisme et antispécisme : une lecture militante du roman


Cette lecture idéologique de Frankenstein est justifiée par le contexte culturel et historique de l’œuvre. Les romantiques étaient particulièrement sensibles à la cause animale, mais surtout, Mary Shelley se forme dans un milieu végétarien militant.

On pourrait donc proposer une lecture de ce type : la Créature n’est pas simplement un hybride entre humain et non-humain, mais le « produit dérivé de la consommation de la viande » (Petsche 2014). Victor raconte que : « La salle de dissection et l’abattoir fournissaient nombre de mes matériaux » (p. 129).

C’est pour cette raison que Petsche affirme que la Créature démontre une compassion innée pour les espèces non-humaines : « Je ne mange pas ce que mange l’homme : je ne tue pas l’agneau et le chevreau pour rassasier mon appétit – glands et baies suffisent à me nourrir » (p. 363).Il faut observer que la Créature non seulement ne mange pas de viande, mais qu’il n’a aucun comportement violent contre les animaux. Au contraire, Victor torture des animaux vivants pour ses expériences.

Cela est possible car l’animal est considéré comme la propriété de l’homme : les morceaux dont la Créature est composée appartenaient aux propriétaires des abattoirs. Dans cette perspective, ce n’est pas juste son animalité qui pousse la Créature au végétarisme, mais son « animalité déjà aliénée » (Petsche 2014, p. 106) en tant que produit des restes des abattoirs, c’est-à-dire en tant que nourriture de l’homme.

La Créature rejette un régime fondé sur l’exploitation animale, car il est lui-même le produit de la réification des animaux non-humains. Cette réification est réalisée à travers le carnivorisme, fondé sur la négation de la subjectivité animale.


De quelque façon qu’on l’interprète, quelque conséquence pratique, technique, scientifique, juridique, éthique ou politique qu’on en tire, personne aujourd’hui ne peut nier cet événement, à savoir les proportions sans précédent de cet assujettissement de l’animal. Cet assujettissement dont nous cherchons à interpréter l’histoire, nous pouvons l’appeler violence. (Derrida 2006, p. 46)

La justification idéologique de cette violence envers les animaux non-humains repose sur une perspective spéciste, laquelle définit une hiérarchie entre les espèces, en particulier, elle postule la supériorité des hommes. Le roman s’oppose à la nécessité spéciste de distinguer les animaux de l’humain (Petsche 2014). Le végétarisme de la Créature met en question l’ordre social spéciste et carnivore.


L’esthétique et le regard


Un autre angle d’analyse est offert par Peter Heymans (2012). Son approche esthétique de l’animalité est justifiée par l’attention que les romantiques prêtaient à la question animale et à l’esthétique en philosophie. On peut observer aussi que Mary Shelley utilise beaucoup de termes esthétiques au cours du roman. Selon Heymans, le roman démontre que la classification de l’espèce6 n’est rien d’autre qu’une activité esthétique. Sa thèse est que la perception esthétique de l’animalité des romantiques, à la fois, influençait et était influencée par leurs théories éthiques, scientifiques et religieuses sur l’espèce.

Quand la Créature ouvre son « œil terne et jaune » (p. 135), Victor, bouleversé par son aspect répugnant, laisse son laboratoire « incapable de supporter la vue de l’être » (p. 137) qu’il a créé(7). Pour les romantiques, le jugement esthétique était une faculté purement humaine et les animaux non-humains n’avaient pas un sens de beauté : par conséquent, la notion de goût était utilisée par les hommes pour tirer des jugements déshumanisants sur les autres êtres. L’esthétique était le site où le biais politique était naturalisé en vérité biologique, mais aussi un lieu moral où les produits culturels devenaient des perceptions intuitives de la réalité.

La perspective fortement esthétique adoptée par les personnages du roman est liée à la question du regard ; en particulier, du regard de Victor envers la Créature, de la Créature envers les hommes et le malaise que ce-dernier cause à Victor. Les regards des deux personnages sont présentés au lecteur à travers l’outil rhétorique de la première personne.

L’aliénation sociale de la Créature, causée par son aspect « animalesque », commence au moment de sa naissance, quand Victor a vu « s’ouvrir l’œil terne et jaune8 de la créature » (p. 135) et, « incapable de supporter la vue de l’être » (p. 137) qu’il avait créé, il quitte le laboratoire. Le regard de Victor est retourné par la Créature : « Il soulevait le rideau du lit et avait les yeux – si l’on peut les appeler ainsi – fixés sur moi » (p. 138). La terreur de Victor par rapport au regard de la Créature est liée à l’anxiété d’être regardé par le non-humain.

Cette lecture pourrait soutenir la thèse de Balfour selon laquelle l’ambivalence de la nature de la Créature entre animal humain et non-humain est dérivée des réactions d’autrui plutôt que de ses caractéristiques intrinsèques. La démonstration de cette remarque est évidente au moment de la rencontre de la Créature avec le père de la famille De Lacey, qui est aveugle :


Je suis aveugle et ne puis juger de votre visage, mais il y a quelque chose dans ce que vous dites qui me persuade de votre sincérité. […] Ce sera pour moi un vrai plaisir que de rendre service de quelque façon que ce soit à un être humain. (p. 332)

En outre, le regard de la Créature pose une question : l’animal non-humain peut-il retourner le regard humain ? Derrida aborde cette question dans L’animal que donc je suis, quand il parle de « animalséance ». Cette idée vient du malaise qu’il ressent à se penser nu devant son chat. Cette malséance est le résultat de la projection de la perspective de l’homme sur les animaux non-humains, son chat dans ce cas. En effet, les animaux ne ressentent pas le besoin de s’habiller, donc pourquoi être nus devant eux nous provoque-t-il du malaise ? Ici, Derrida fait une critique de l’idéologie spéciste : « Ils n’ont tenu aucun compte du fait que ce qu’ils appellent ‘animal’ pouvait les regarder et s’adresser à eux depuis là-bas, depuis une origine tout autre » (Derrida 2006, p. 31). Pour l’animal, l’homme n’est qu’un autre animal.

En conclusion, la prétendue supériorité de l’homme est fondée sur des critères moraux qui ne sont pas universels, mais des produits culturels. Nous jugeons les animaux non-humains selon des valeurs, surtout celles liées à l’esthétique, qui ne leur appartiennent pas.


Notes
  1. Je vais fonder mon analyse sur la première édition publiée du roman, à savoir celle de 1818.

  2. J’adopterai le terme « Créature » pour citer la création de Frankenstein, car c’est un terme utilisé sans connotation négative par Shelley.

  3. Quand Walton voit la Créature, il écrit : « Un être possédant une forme humaine, mais qui semblait d’une taille gigantesque, était assis dans le traîneau et guidait les chiens. Munis de nos télescopes, nous observâmes la course rapide de ce voyageur, jusqu’à ce qu’il disparaisse, caché par le relief irrégulier de la glace lointaine » (p. 50).

  4. La Créature affirme : « Mes sens percevaient la lumière, la faim, la soif et l’obscurité ».

  5. Dans L’Animal que donc je suis, Derrida parle d’animalité commune.

  6. « Espèce » dérive du verbe latin specere, « regarder ».

  7. « Son visage se ridait de contorsions trop horribles pour que des yeux d’homme les pussent contempler » (p. 361).

  8. Les yeux jaunes sont une possible référence à la nature animale de la Créature.


Bibliographie

Armstrong Philip, What Animals Mean in the Fiction of Modernity, Routledge, 2008, pp. 265


Bellows Martha, « Categorizing Humans, Animals, and Machines in Mary Shelley’s Frankenstein », Senior Honors Projects, 2009


Derrida Jacques, L’animal que donc je suis, Editions Galilée, 2006, pp. 234


Heringman Noah, « Science and Human Animality in Mary Shelley’s Frankenstein », dans The Wordsworth Circle, Vol. 50, N. 1, 2019, pp. 127-145


Heymans Peter, « A Problem of Waste Managment : Frankenstein and the Visual Order of Things », dans Animality in British Romanticism. The Aesthetics of Species, Routledge, 2012, pp. 226


Ortiz Robles Mario, Literature and Animal Studies, Routledge, 2016, pp. 207


Petsche Jackson, « An Already Alienated Animality : Frankenstein as a Gothic Narrative of Carnivorism », dans Gothic Studies, 2014, Vol. 16, N. 1, pp. 98-110


Richardson Alan, « Wild Minds : Frankenstein, Animality, and Romantic Brain Science », dans Frankenstein and Its Environments, Then and Now, Huntington Library Quarterly, Vol. 83, N. 4, 2020, pp. 771-787


Shelly Mary, Frankenstein ou le Prométhée moderne, Éditions Gallimard, tr. Alain Morvan, éd. électronique basée sur la version du 1818, 2015, pp. 568



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