top of page
Alice Limborg-Noetinger

Giuseppe Penone – « Dessins » : Esquisser l’organisme

Dernière mise à jour : 12 juil. 2023


Ce 19 octobre 2022 s’est ouvert une exposition des dessins de Giuseppe Penone au Centre Pompidou. Elle fermera ses portes le 6 mars 2023. Nous ne pouvons que vous recommander d’y aller.


Giuseppe Penone, « Racchiudere i millenni negli anni » (Recouvrir d’années les millénaires), 2010 © Adagp, Paris Crédit photographique : © Cecilia Laulanne – Centre Pompidou, MNAM-CCI /Dist. RMN-GP

Rien ne sert de courir, allez vous promener à Pompidou : là se trouve une forêt de papier. Des dessins de feuilles, d’herbes, de jardins, de nez enterrés, de particules de terres prélevées du visage, de mains entourées de sillons agrémentent les salles. Au fil de l’exposition, sous le crayon de Giuseppe Penone, les éléments se croisent et s’entrecroisent. Le minéral s’allie au végétal, le végétal au minéral. L’humain devient plante, la plante devient humaine. A chaque salle, sa nouvelle métamorphose et ces métamorphoses de la matière forment le fil continu qui lie les salles une à une.


Des murs de papier


Initialement, tout distingue Pompidou de la nature. L’architecture industrielle est rythmée de couleurs éclatantes, un parvis de pavés écarte quelques maigres arbustes au seul pourtour de la place. Pourtant, au quatrième étage, entre des murs blancs, sous la lumière artificielle, un peu de nature peut être retrouvée, pour une fois, au cœur de Paris. A l’étouffement parisien fait place une respiration végétale.


Pour beaucoup, les dessins exposés sont des esquisses de projets du sculpteur Giuseppe Penone. Alors que nous ne pouvons d’ordinaire rencontrer son œuvre qu’à l’incongru, au hasard d’un parc, d’une galerie, d’un musée ou d’un centre d’art, l’exposition redonne une unité à une œuvre fragmentée, éparpillée à l’international. Pompidou ne présente pas qu’un ou deux travaux mais un ensemble abondant, consistant et cohérent : un ensemble inédit de 241 dessins allant de 1967 à 2019, de ses débuts à sa création contemporaine. Si l’œuvre de Penone avait tout de même pu donner lieu à quelques rétrospectives, par exemple en 2015 au musée de Grenoble, son œuvre ne peut être que disséminée dans diverses institutions culturelles à l’échelle internationale, parfois entre les murs, parfois entre les arbres.


L’exposition pourrait paraître pauvre au niveau des médiums exposés : a priori, il ne s’agit que de dessins. L’idée est donc originale : exposer les dessins d’un sculpteur. Exposer l’empreinte sans l’objet, ou presque… Car en effet, intelligemment, l’exposition ne passe pas sous silence les sculptures. Si celles-ci ne sont pas omniprésentes, au détour des salles quelques-unes se découvrent et s’examinent, se parcourent du regard. Ou alors de petites photos ponctuent la visite, près des dessins, mais toujours en étant discrètes, comme une délicate évasion de cet univers de papier, pour un retour à la terre ferme. Mais la prépondérance est donnée au dessin. Le plein dialogue avec le plat.


L’exposition ne s’en tient pas à la seule surface, et l’œuvre de papier de Penone retrouve tout son volume. Le dialogue entre les dessins et les sculptures, matérielles ou figurées, permet à l’art du dessin de s’affranchir de sa condition primaire, de sa planéité. L’espace délinéé a un sens réel, il peut être projeté. Ce grâce à la présence opportune de sculptures donc, mais aussi grâce à l’organisation de l’espace, l’espace de l’exposition. Celui-ci, aéré et minimaliste, épuré, permet aux différentes salles de communiquer. Peu importe l’écart temporel de deux projets par exemple, ils se font face et les divers pans de mur, les salles elles-mêmes, entrent en écho. Son projet pour Versailles en 2011 jouxte ses expérimentations des années 1990 avec du scotch et des pigments.


Cette scénographie qui permet des échos, qui introduit un souffle entre les différentes parties, est à l’image de l’œuvre elle-même. Elle n’est pas tant montrée pour sa linéarité, mais pour sa grande cohérence : de 1967 à 2019, Penone n’a pas changé, son œuvre s’est seulement enrichie, elle a crû à l’image des plantes elles-mêmes. Ce tout cohérent, ce n’est lui-même qu’un organisme. Tout y est en interaction, l’un dévoile le tout, et le tout dévoile l’un.














Giuseppe Penone,

Un anno in piu dell’albero (Une année de plus que l’arbre), encre typographique et encre sur papier,

29,6 x 21 cm, 1969




Une oeuvre en silence


L’exposition devient alors un écosystème. Les acteurs en sont pourtant tous muets, tous normalement, arbres, feuilles, pierres, terre, air, sauf à une exception près : celle de l’Homme, notamment incarné en la personne de Penone. Mais contrairement à une tendance dominante, l’artiste prend peu la parole. Quelques textes jalonnent l’exposition, mais ils sont rares et courts. L’exposition met de côté photographies de l’artiste, interviews, vidéos. Loin d’une présence surplombante, d’une image reproduite à l’infini de l’artiste pourtant justifiée lors d’une exposition monographique, Penone apparaît relativement peu.


Seuls ses mots peuvent être entendus. Les propos de Penone résonnent alors dans cet espace blanc, ajouré, et dialoguent avec les oeuvres. Le spectateur est peu guidé, aucun sens n’est indiqué – dans tous les sens du terme – tous peuvent parcourir l’espace comme bon leur semblent, y divaguer.


Le dessin, l’esquisse, sont souvent des artéfacts qui permettent de s’immiscer au sein du processus créatif. Mais ici, la question n’est pas tant : comment travaille l’artiste ? Question de voyeur qui peut avoir quelque chose de pervers. Mais elle est davantage : que travaille l’artiste ? Quelle est la matière de l’art ? L’art en sa matière joue justement des matières. Dans l’exposition, seules deux étapes, ou presque, sont présentes : le brouillon et l’oeuvre, le dessin et la sculpture, le début et la fin. L’idée qui surgit pour la première fois sur le papier et le résultat. Et encore, la sculpture, le projet final ou fini n’apparaît pas tout le temps et la création n’est pas racontée, narrée comme une histoire linéaire. La prééminence est donnée à ce début, cet infime début, car parfois, le brouillon n’a pas mené à la réalisation du projet. Le dessin n’est pas présenté comme une simple étape. Pour une fois, il n’est pas mis de côté comme un médium secondaire qui ne sert qu’à la préparation, à l’élaboration. Il est œuvre en soi. Il est exposé pour soi, pour ce qu’il est et pour sa propre beauté.



Giuseppe Penone, Studio per Gesto vegetale (Etude pour Geste végétal), encre de Chine sur papier, 33,8 x 48 cm, 1984

Du dessin de la nature à la nature du dessin


L’œuvre, chez Penone, n’est pas un produit achevé. Elle est en mouvement et elle est un mouvement, un mouvement que l’on ne peut capter dans sa totalité, mais que l’on peut suivre. L’art du dessin représente la limite de l’art, il est à sa naissance en tant qu’artifice humain conformément à son étymologie d’ars, de savoir-faire. Cette naissance est montrée comme infime et se confond avec la nature. Le dessin d’une main, n’est-il pas déjà présent dans les lignes de la nature ? Penone réunit deux traditions philosophiques pourtant opposées, celle de l’art comme artifice humain opposé à la nature et celle de l’art comme poiêsis, qui s’illustre de manière exemplaire non dans la création, mais dans la Création. L’art tel qu’il est façonné par l’homme s’accorde avec l’art de la nature, son intelligence et la pluralité de ses formes.


Avec Penone, le dessin ne prend pas seulement place sur une feuille, il écarte sa planéité et son immatérialité. Historiquement, le dessin est synonyme de ligne et de travail intellectuel. Il est l’immatériel de l’art. Il présente l’idée alors que la peinture, elle, s’empêtre de pigments et de pinceaux. Le dessin, l’intelligence de la ligne sert l’expression intellectuelle, et l’esquisse est la première projection d’une idée. Mais ils sont ici transformés et une épaisseur leur est donnée.


Le dessin chez Penone est éminemment matériel et volumineux. Ce n’est plus seulement une ligne, ni une illustration. Une main trempée dans l’encre est accolée à la feuille pour Le foglie del cervello [Les feuilles du cerveau] (1987), elle retrouve le volume de la main, son implication dans la pratique du dessin. Les traits de pinceaux courbes et rapides, les tâches clairsemées aèrent le papier. Pour Parabezza occhio [Pare-brise oeil] (1985), le noir sporadique contraste avec l’uni.


L’encre elle-même fait onduler le papier, il rayonne autour des formes géométriques et il n’est plus seulement une feuille blanche, nue, mais il donne du volume aux motifs. L’œuvre devient sculpture. Avec un dessin aussi intitulé Le foglie del cervello de 1987, sur une feuille de papier Penone a décalqué des feuilles. Grâce aux frottements, elles ne sont pas délinéées, mais apparaissent dans leur volume et leur pluralité. Elles se superposent et s’interposent. La feuille devient les feuilles. Penone retrouve le premier sens de la « feuille » et du dessin. Il devient matière et comme toute matière, il se métamorphose. Avec Penone, l’original revient à l’originaire.


Ce n’est pas tant que le dessin est spirituel, mais plutôt que l’esprit, chez Penone, est aussi matière. Il s’incarne. La courbe devient volume et l’esprit matière. En déposant des particules de terre qui recouvraient son visage sur du scotch, Penone prélève son empreinte (Foglie del cervello [Feuille du cerveau], 1990). Ce qui lui est spirituel, son esprit, retrouve son origine matérielle.


Si l’exposition délivre quelques croquis relativement simples, Penone s’initie à différents styles et à différentes techniques. Le crayon fait place à l’encre et au pinceau, et même, à la terre. Le dessin est constituée de quelques lignes minimalistes pour Studio per Gestele Vegetale [Étude pour geste végétal] (1984), de surfaces, de jets (Pietra e albero [Pierre et arbre], 1987), ou alors il ne s’agit que de traces, les traces de sa main ou de son visage (respectivement Impronte – Sottosopra, [Empreinte digitale – à l’envers], 1887 et Patate [Pommes de terre], 1975). Le dessin n’est ni esquisse ni exactement produit fini. Il est une expérimentation à partir de la matière. La technique elle-même du dessin se déploie et fait objet, elle aussi, d’une métamorphose.


Giuseppe Penone, Soffi (Souffles), Aquarelle et mine graphite sur papier, 25,6 x 36,6 cm, 1977

Le souffle de la matière


S’immiscer dans l’exposition revient alors à s’immiscer dans la nature. Ou plutôt, non seulement dans la nature, dans la matière, mais dans son entremêlement, son mouvement, et sa transformation constante. Bien avant certaines œuvres philosophiques qui posent un nouveau regard sur la nature, Penone et l’arte povera dans son ensemble, avaient retrouvé l’être de la nature et essayaient d’en prendre le rythme, le pouls. Ils s’étaient introduits en son cœur. La vie chez Penone est à l’image de ces propos d’E. Coccia :


La vie est toujours la réincarnation du non vivant, le bricolage du minéral, le carnaval de la substance tellurique d’une planète – Gaïa, la Terre – qui ne cesse de multiplier ses visages et ses modes d’être dans la moindre particule de son corps disparate, hétéroclite. Chaque moi est un véhicule pour la Terre, un navire qui permet à la planète de voyager sans se déplacer. (1)

Sur les feuilles de papier, les pousses des patates répondent aux traits du visage. A la fragilité des feuilles, la minéralité d’une mine de plomb, le bout du crayon. Le trait, courbe, reste le même, mais l’objet se métamorphose. Une pierre appuyée contre un arbre façonne la forme de l’arbre (Pietra e albero, 1987), il grandira en accord avec cette pierre. Avec Progetto per Lavoro sugli alberi [Projet pour Travail sur les arbres] (1968), une main humaine est cerclée des sillons d’un arbre : en poussant, l’arbre a fini par renfermer la main. Penone redonne sa fluidité à toute matière, même au bois. « L’arbre, dit Penone, est une matière fluide, qui peut être modelée ». A force de métamorphoses, il brouille les frontières de la vie. Si E. Coccia insiste beaucoup sur les métamorphoses au sein du vivant, tout, chez Penone, semble insufflé d’un souffle vivant, même la pierre, et tout semble vivre au rythme de la nature. Même le scotch, souvent présent dans l’exposition et lui-même artificiel, retrouve son origine naturelle. Il ne peut être issu que de la Nature.


L’artiste rapproche les motifs végétaux et humains : les nerfs ou les veines humaines s’apparentent à la nervure végétale, dans un entremêlement de tiges en bronze pour la sculpture Pelle di foglie [Peau de feuilles] (1999-2007). Avec Impronte — Sottosopra [Empreinte digitale — à l’envers] (1987), l’empreinte d’un doigt devient une graine. Sur une feuille, une plante naît à l’intérieur d’un cerveau. Non, pardon, d’un chou.… pour Cavalo-suture [Chou-sutures] (1988). L’image et les volumes de l’homme et de la nature se confondent et se superposent. Ils ne sont pas distincts, ils ne font qu’un. De là, Penone retrouve l’espace et la matière.


Giuseppe Penon, Patate (Pommes de terre), mine graphite et encre de Chine sur papier, 29,5 x 21 cm, 1976












Giuseppe Penon, Patate

(Pommes de terre), mine graphite et encre de Chine sur papier,

29,5 x 21 cm, 1976



Sous le signe de la fragilité. Quelques particules et puis s’en vont.


La terre, les feuilles, le vent, tout est présent pour rappeler l’immatériel : même le mouvement et l’odeur. Si l’on ne nous montre que des instants de ces projets, nécessairement, le temps n’y est pas seulement celui de l’instant. Il retrouve sa durée. Il s’agit du temps long, du temps de la croissance des végétaux, du temps de l’évolution, de la permanence de l’arbre à l’homme. Tous ces différents temps s’entrelacent, comme les matières elles-mêmes s’entrelaçaient. Nous pouvons retrouver le rythme de la nature, sa croissance. Le minimalisme de l’exposition n’est pas synonyme de simplicité, il devient au contraire le théâtre d’une grande complexité, d’un accord complet mais harmonieux entre l’homme et la nature, un accord parfait.

Pourtant, Penone montre aussi la nature dans toute sa fragilité. Au contraire de sculptures qui sont durables, les dessins ici ne tiennent parfois qu’à des poussières. La nature ne tient qu’à un fil invisible.


Même la pierre et le minéral sont réduits à des particules qui peuvent s’envoler. Dans le calme d’un musée un après-midi de février, les feuilles au sol ne volent pas, mais un tourbillon pourrait les emporter. Si Pompidou reçoit évidemment avec joie ce don immense de la part de l’artiste, il n’est pas moins sûr qu’un travail difficile s’annonce pour les conservateurs afin de le préserver.


Giuseppe Penone Progetto per Versailles – Idee di pietra – ciliegi (Projet pour Versailles – Idées de pierre – cerisier), Gouache, encre et mine graphite sur impression numérique collée sur papier, 33 x 48 cm, 2011

Le vertige de la forêt


Une place est donnée au vide, au vide des salles sans sculptures, aux dessins inachevés, sans projet matérialisé. Si les dessins de Penone laissent souvent une grande part au blanc du papier, ils permettent tout de même un déploiement de l’espace. Le papier, comme l’espace des salles parfois inoccupé, est laissé nu. La scénographie est en accord avec l’œuvre. Les murs centraux ne traversent pas tout l’espace. Ils sont courts, fragmentés. L’espace est ouvert. Sans être disloqué, l’espace est justement, espacé. Nous retournons à sa racine. Comme sur les dessins, le blanc, le vide, a son importance. Les dessins de Penone pointent l’entrelacement de l’homme à la nature, mais ils ont eux-mêmes une qualité vitale que l’exposition reprend à son principe même, ils sont l’occasion d’une respiration.


L’exposition à bien des égards, réussit à garder l’esprit de l’artiste : une certaine économie et une modestie. À ce mythe que l’engagement doit nécessairement être grandiloquent et tapageur, Giuseppe Penone répond qu’il peut être modeste et pourtant absolu. Que nous dit donc Penone ? : que le vide, lui-même est organique. Notre essence, c’est à la fois le rien et la matière.

Allez donc vous promener, dans cette poésie du plein et du vide.


Notes


1. COCCIA, E., Métamorphoses, Paris, Payot et Rivages, 2022, p. 16

Comments


bottom of page