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Photo du rédacteurAnna Strelchuk

Schizoanalyse et nécrophilie : les body-horrors de Cannes - The Substance de Coralie Fargeat et Les Linceuls de David Cronenberg


Deux films de body horror - The Substance de Coralie Fargeat et Les Linceuls de David Cronenberg - ont été projetés lors de la compétition de Cannes. Le premier a eu le prix du meilleur scénario et a été apprécié par le public. Le second a été accueilli avec retenue par les critiques et les spectateurs. Anna Strelchuk examine les nouvelles œuvres du père de l'horreur corporelle et de la nouvelle icône du genre.


The Substance, réalisé par Coralie Fargeat


Dans ses Notes on Camp (1964), la chercheuse Susan Sontag a écrit : “Le Camp, c'est une expérience du monde vue sous l'angle de l'esthétique. Il représente une victoire du “style” sur le “contenu”, de l'esthétique sur la moralité, de l'ironie sur le tragique.” En ce sens, The Substance de Coralie Fargeat est purement camp, non seulement en raison de sa parodie de la culture de masse des années 1980, avec ses émissions sportives télévisées qui objectivent les femmes, ses publicités kitsch et autres formes de marchandisation du corps feminin, mais aussi en raison de la prédominance de l'esthétique sur l'éthique, du comique sur le sérieux et l'instruction.


Le film raconte l'histoire d'Elizabeth Sparkle (Demi Moore), animatrice d'une émission dont le slogan est “Sparkle your life”, un hommage à la populaire émission de fitness de Jamie Lee Curtis dans les années 1980. Des problèmes surgissent lorsque le patron d'Elizabeth, le capitaliste caricatural Harvey (Dennis Quaid), décide que l'émission a besoin d'une animatrice “plus jeune et plus sexy” et accompagne cette décision d'une montagne de commentaires misogynes et âgistes. En désespoir de cause, Elizabeth décide de se tourner vers une étrange substance qui modifie l'ADN et lui permet de devenir “une meilleure version d'elle-même”. Cette version s'appellera Sue (Margaret Qualley) et elle va continuer le job d’Elisabeth à la télé.


The Substance est un film aux antipodes de Megalopolis de F.F. Coppola, également présenté à ce Festival de Cannes. Là où Coppola parle de pathétique, d'épopée et de grands récits, Fargeat parle de dérision, de farce, de stylisation et d'insaisissabilité. Dans le cas de The Substance, les mêmes archétypes et fragments de l'inconscient culturel (bimbo, girl boss, sorcière, etc.) atteignent un tel niveau d'absurdité que le spectateur saisit immédiatement le sous-texte ironique de ce qui se passe. Le degré de pathétisme tragique est donc moindre, ce qui ne signifie pas pour autant que les thèmes abordés sont dévalorisés. La vie imite l'art, et l'art imite la vie.


Coralie Fargeat, qui a réalisé il y a quelques années le survival thriller Revenge, acclamé par la critique, ne se contente pas de se moquer avec humour du monde patriarcal et capitaliste qui fixe des idéaux de beauté inatteignables et transforme le corps féminin en objet de désir et en marchandise, mais fait également de ce phénomène socioculturel un élément de sa propre esthétique cinématographique. Elle se réapproprie cette représentation du corps féminin et brouille les frontières entre l'artistique et le politique, le personnel et le public, l'artificiel et le réel, la comédie et la tragédie.


The Substance est une étude homérique, entraînante, maniérée et gore qui se penche sur les problèmes de la psychanalyse. Et dans le final, le film entre dans le territoire de la schizoanalyse (l'envers monstrueux du sujet, le corps sans organes, la forme pré-individuelle et pré-subjective de la vie). Mais derrière cette extravagance, The Substance parle essentiellement de la difficulté de s'accepter face aux exigences excessives à son corps (et plus généralement face aux exigences excessives à soi).


L'amour de soi est impossible sans un équilibre intérieur entre la vulnérabilité et la force, le contrôle et la fluidité. La protagoniste méprise la partie “trop humaine” d'elle-même et, par conséquent, l'équilibre intérieur de sa personnalité ne sera jamais rétabli. Elle ne connaîtra jamais un sentiment de plénitude. Le déséquilibre et le désir de détruire la partie non acceptée d'elle-même conduisent à sa désintégration atomique. Cette scission du moi jusqu'à devenir une sorte de corps sans organes (puis d'organes sans corps) est habilement retranscrite par la réalisatrice dans des images qui citent l'artiste Francis Bacon. The Substance n'est d'ailleurs pas le seul film de ce Festival de Cannes à faire référence à l'art de l'École de Londres de la seconde moitié du XXe siècle (The Girl with the Needle de Magnus von Horn rend aussi un hommage aux portraits monstrueux de Bacon). Outre Bacon, Fargeat se tourne également vers le nouveau réalisme de Lucian Freud avec ses images très charnelles de la vieillesse et du dépérissement.


Le récit de The Substance comprend non seulement une couche psychologique, mais aussi des questions culturelles et sociopolitiques - critique du regard masculin et de l'objectivation, particularités de la socialisation féminine avant et après 40 ans. Au cours du film, nous entendons des phrases-clichés qu’on adresse normalement aux femmes, notamment la phrase récurrente comme un mantra, prononcée par les hommes en costumes d'affaires, la phrase que toutes les femmes entendent dans leurs cauchemars : “Les belles filles doivent toujours sourire”.


Enfin, The Substance est  également une œuvre puissante du point de vue de la cinématographie. Le film déborde de citations et de réminiscences du cinéma italien noir et giallo, de Cronenberg (The Fly), De Palma (Carrie, Phantom of the Paradise), Kubrick (The Shining, 2001 : L'Odyssée de l'espace), Ridley Scott (Alien). Il y a également un clin d'œil à la précédente gagnante de Cannes pour le body horror Titane, Julia Ducournau.


Les Linceuls, réalisé par David Cronenberg 


En ce qui concerne Cronenberg, Les Linceuls commence par une bonne santé et se termine par une bonne nuit de repos. Le réalisateur propose une exploration cinématographique de la physiologie et de la psychologie inextricablement liées au deuil. Le protagoniste Karsh (Vincent Cassel) pleure sa femme (Diane Kruger), décédée il y a quatre ans. Le deuil détruit ses dents et l'empêche de dormir. Poussé par le chagrin, l'homme invente la technologie GraveTech - un linceul-caméra intelligent qui permet aux utilisateurs connectés à une application spéciale d'observer le corps en lente décomposition d'un être cher dans un cercueil.


Le protagoniste, qui souhaite ardemment être enterré avec son épouse, satisfait ses pulsions nécrophiles grâce à cette invention voyeuriste. Au tout début du film, cette stratégie, disons-le franchement, très particulière d'accompagnement du deuil fait une impression presque charmante. Les longs tableaux méditatifs de corps en décomposition ont quelque chose d'apaisant, d'hypnotique, de berceur. Les Linceuls montre littéralement la guérison des blessures au niveau corporel. L'âme blessée est enveloppée dans un linceul pour cacher la perte.


Cependant, à la fin, le film, qui déborde de citations d'Alfred Hitchcock et d'autoréférences cronenbergiennes, se transforme en une farce perverse superficielle dans des costumes de luxe de Saint Laurent, la société qui a produit le film. L'émotion et la profondeur du personnage de Cassel s'évaporent, au profit d'un porno soft - fétichisation des parties manquantes du corps et autre tentative maladroite de problématiser l'IA - ainsi qu'une micro-histoire clichée sur une conspiration de hackers russes. Le tout fait très vieux jeu et simpliste face au punk et à la floraison de The Substance. Peut-être que Cronenberg a été qualifié de père de body horreur, mais il est l’heure pour le patricide.


L'autrice


Anna est journaliste indépendante et critique de cinéma en Master 2 de philosophie à Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle a été publiée chez, entre autres, Iskoustvo kino (« L’art du cinéma »), Le Média, KinoPoisk, Afisha, DOXA Magazine. Anna a rejoint notre pôle des Cinesthésies, le ciné-club d’Opium Philosophie se réunissant au Reflet Médicis.


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