Freedom in capitalist society always remains about the same as it was in ancient Greek republics. Freedom for slave owners. I know. Vladimir Lenin (…) a Russian capitalist and an American communist… On a 250billions luxury yacht.
Ruben Östlund, Sans filtre, 1h12, 2022
Dans le film de Ruben Östlund Sans filtre (2022), un capitaine marxiste et un riche passager capitaliste s’affrontent à coup de citations de personnalités politiques. Ce dialogue incarne parfaitement la veine satirique de Ruben Östlund à l’égard de la société contemporaine. Les quelques citations de Marx(1) qui y apparaissent ne sont pas anodines, Östlund reconnaît discrètement l’héritage du penseur allemand. Il décrit une enfance marquée par une mère institutrice et communiste : « chez nous, sur les étagères, s’alignaient des volumes de Marx, Lénine et Mao ornés de la faucille et du marteau »(2).
S’il n’est pas nécessaire de connaître l’héritage marxiste d’Östlund pour apprécier ses films, le réalisateur ne nie pas l’influence prépondérante de l’auteur du Capital : « II est, pour moi, l’un des fondateurs de la sociologie, du comportement humain, sujet qui m’intéresse au plus haut point, et de la théorie du matérialisme avec laquelle je suis d’accord »(3).
A première vue, le philosophe et le cinéaste s’entendent sur la dénonciation de la lutte des classes, thématique centrale dans les films d’Östlund, dont le cynisme vise à dénoncer une société sous l’emprise des sortilèges de la modernité capitaliste(4).
Si ses films fonctionnent comme des expériences sociales, Östlund reste néanmoins loin du manichéisme, animé par le dessein d’explorer la nature humaine dans tout ce qu’elle peut avoir de problématique et d’ambigu. Chez Marx comme Östlund, la question de l’égoïsme et de l’émancipation sont des thématiques centrales. La formule les eaux glacées du calcul égoïste(5) est issue du Manifeste, et servira de prisme pour confronter ces deux personnalités.
Emancipation et révolution
L’affrontement des dualismes est un enjeu central des scénarios du réalisateur : nature-culture, instinct-morale, pauvres-riches…
S’ils sont dans un premier temps assez caricaturaux, ils finissent toujours par être teintés d’ambiguïté. L’échange des rôles sociaux et des normes de pouvoir qui y sont greffées est un motif central du réalisateur suédois : on le retrouve dans son premier long métrage Play (2011) dans lequel une bande de jeunes adolescents issus des quartiers populaires agressent une autre bande venant d’un milieu plus aisé. Après une longue torture morale, les personnages issus du milieu favorisé échangent leur vêtements avec leurs agresseurs, comme le dénouement attendu d’un jeu de rôle symbolique.
Dans chaque film d’Östlund, les protagonistes ne dénoncent pas seulement la lutte des classes, il y a toujours à une inversion matérielle des rôles qui questionne les hiérarchies : « toutes les formes et les produits de la conscience peuvent être dissous, non pas par la critique spirituelle, par leur dissolution dans la « conscience de soi » (…) mais seulement par le renversement pratique des rapports sociaux réels d’où sont issus ces balivernes idéalistes – que ce n’est pas la critique mais la révolution qui est la force motrice de l’histoire »(6).
Marx affirme que prendre conscience de la domination d’une classe n’est pas une révolution en soi, la pensée sans action n’a pas d’impact sur le réel, seule la révolution représente la concrétisation de cette prise de conscience. Chez Östlund, les situations matérielles accidentelles ou provoquées par les personnages viennent bousculer les rapports hiérarchiques. Qu’il s’agisse du naufrage du bateau de croisière dans Sans filtre, qui place le personnage d’Abigaël dans le rôle de la meneuse, ou bien la bande de garçons issus des quartiers plus populaires dans Play. Les révolutions ne sont néanmoins pas explicitement conscientisées, chaque film est le résultat d’un accident qui vient questionner les normes communément reçues. Ces normes sont notamment officialisées et défendues par un droit figé et abstrait, souffle moteur de la lutte des classes.
Le droit, condamné à être abstrait ?
The Square est un sanctuaire de confiance et de bienveillance. En son sein, nous avons tous les mêmes droits et les mêmes devoirs.
Robert Östlund, The Square
Cette phrase est inscrite sur un carré au sol, dans la cour du musée que dirige Christian, personnage principal du film d’Östlund. Si l’œuvre récompensée à Cannes est surtout lue comme une critique du milieu de l’art, on peut également y voir une satire des grands préceptes humanistes. Ces derniers sont tellement redorés qu’ils prennent parfaitement place dans un musée d’art contemporain : précisément là où le langage et les objets ordinaires sont dénués de leur valeur initiale.
Les grandes valeurs sont si peu effectives qu’elles sont muséifiées, le carré de bienveillance représentant une utopie à lui seul, alors même que tout le long du film, ces mêmes valeurs sont mises à l’épreuve(7). Une rupture avec le réel est nécessaire pour prendre ces principes en compte. On pourrait rapprocher cette idée d’Östlund de la thèse de Marx selon laquelle le droit ne peut pas se légitimer par la seule représentation d’un idéal, d’un horizon à atteindre. Ces valeurs servent à masquer sa véritable fin : défendre des intérêts privés. En cela, le droit est déconnecté du réel : « L’Etat politique se comporte de manière aussi spiritualiste à l’égard de la société civile que le ciel à l’égard de la terre »(8). Marx critique ce dédoublement des droits en droits de l’homme et en droits du citoyen.
Il y a un contraste entre ce que l’Etat pense représenter et la réalité. L’universalité des droits de l’homme n’a aucune valeur effective : « Dans l’Etat, où l’homme se donne comme un être appartenant à son espèce, il est le membre imaginaire d’une souveraineté chimérique, il est spolié de sa vie individuelle réelle et rempli d’une universalité irréelle »(9). L’imaginaire créé autour de ces droits rassemble l’humanité sous des caractéristiques évasives. Les droits de l’homme sont donc maquillés en principes universels alors même qu’ils ne s’adressent qu’à une seule catégorie. On a donc une mutation de la définition de la liberté : celle-ci est perçue comme le culte de son propre entretien, et ce sans se soucier des autres.
Le droit est-il vraiment au service de la liberté ?
La critique des droits de l’homme de Marx inverse catégoriquement son rapport à la liberté : la liberté conférée par le droit est une contrainte déguisée et cache un contenu inégalitaire. Si l’on donne un contenu à ces droits formels, abstraits, on fait apparaître l’inégalité foncière et bourgeoise. Les droits de l’homme révèlent une véritable atomisation de la société et officialisent la guerre de tous contre tous sous une couverture humaniste. On peut rapprocher cette idée de la scène de Sans filtre dans laquelle une des passagères, après avoir affirmé « We are all equal. Everyone’s equal »(10) propose aux employés de la firme de profiter eux-aussi du moment en se baignant.
Si le ton est initialement léger et plaisantant, cela s’avère être un ordre qui érige le personnel en jouet des plus riches. La liberté et l’égalité sont données de manière juridique, elles ne reflètent pas les faits : tout le monde ne peut pas disposer de cette liberté de la même façon. La division du travail viole depuis longtemps les droits de l’homme et laisse seulement une minorité en profiter. Dans Sans filtre, la différence entre les employés et les passagers est particulièrement mise en évidence, et notamment lors du seul moment où elle tente d’être effacée. Le passage lors duquel les employés scandent « money, money, money »(11) d’une façon totalement hystérique avant l’arrivée des passagers représente la soumission à laquelle ils se prêtent, la course aux pourboires impliquant ouvertement de devenir les véritables esclaves des passagers. Les idées d’un droit conférant liberté et égalité ne font qu’occulter une réalité matérielle. C’est pourquoi Marx soutient que le droit, au lieu d’être égal, devrait bien plus être inégal (12): le droit devrait pouvoir s’adapter aux conditions matérielles qui font que certains peuvent plus s’enrichir que d’autres(13). Le droit ne devrait pas être politique, mais social.
La perspective rousseauiste
Marx envisage la possibilité d’un droit qui prendrait en compte la nature humaine, avec une pluralité réelle des individus opposée à l’homme idéel façonné par les droits de l’homme. « L’homme réel n’est reconnu que sous la figure de l’individu égoïste, l’homme vrai que sous la figure du citoyen abstrait »(14). Le travestissement de l’idéologie d’une loi peut apparaître comme l’écho de la volonté générale et de l’intérêt collectif. Dans Sur la question juive, Marx cite Rousseau
Celui qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état de changer pour ainsi dire la nature humaine, de transformer chaque individu qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout (…) de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique et indépendante (15).
L’homme doit être destitué de ses propres forces pour recourir à celles d’autrui, comme c’est le cas dans Sans filtre avec le naufrage des riches dans cet état sauvage et l’ascension d’Abigaël. Rousseau donne la définition suivante : « Qu’est-ce donc proprement qu’un acte de souveraineté ? ce n’est pas une convention du supérieur avec l’inférieur, mais une convention du corps avec chacun de ses membres : convention légitime parce qu’elle a pour base le contrat social, équitable, parce qu’elle est commune à tous (…) Tant que les sujets ne sont soumis qu’à de telles conventions, ils n’obéissent à personne mais seulement à leur propre volonté»(16). Le droit social serait donc la conséquence d’une volonté commune, d’un souhait de faire corps et société. Néanmoins, on peut se demander comment une telle volonté peut être motivée, indépendamment des intérêts égoïstes. Il est en effet difficile d’imaginer un corps social qui naît indépendamment d’un désir de protection.
Vers un droit du plus fort ?
La dernière partie de Sans filtre est particulièrement évocatrice de cette idée du droit du plus fort : le personnage d’Abigaël jusqu’alors invisible et méprisé devient le principal vecteur de survie. Ses compétences la sortent de sa condition pour l’ériger en chef de groupe. Son ascension est officialisée dans la scène de distribution alimentaire(17) : « In the yacht, toilet manager. Here, captain », échangeant la soumission volontaire des autres membres du groupe contre de la nourriture. Le capitaliste russe mentionné au début continue à citer Marx, mais cette fois-ci de façon implicite : « from each according to his abilities to each according to his needs »(18). L’Etat de droit fait quelques brèves apparitions avec notamment la condamnation publique et la punition du vol du paquet de bretzels. Cela semble presque présenter le droit comme un élément nécessairement naturel, même dans un contexte sauvage. Il demeure qu’il ne s’agit pas de la même forme : on passe d’un paradis capitaliste à la mise en application miniature du communisme, malgré le fait qu’Abigaël s’accorde quelques privilèges, ultime affirmation de son état de dominatrice.
Östlund ne conclut pas son film sur une fin manichéenne. Le cycle de domination se répète, premièrement avec l’asservissement du personnage de Carl, puis la scène finale laisse entendre qu’Abigaël n’est pas mue par la seule volonté d’aider ses camarades. On comprend qu’elle veut assassiner Yaya pour qu’elle ne révèle pas l’existence de l’hôtel qui pourrait secourir tout le monde et la destituer de sa fonction. L’ensemble du droit se fonderait sur le droit du plus fort, l’instinct de survie pousse aisément à la soumission des membres du corps social, et à l’abus de pouvoir du chef. On peut soutenir que Sans Filtre débute par le résultat de cette oppression à long terme, avec la caricature des classes sociales dominantes, puis remonte aux origines de telles inégalités. Le naufrage sur l’île permet un authentique retour du droit naturel, par opposition aux personnages de Yaya et du milliardaire russe qui sont presque riches par accident : l’une a fait fortune uniquement grâce à sa beauté, l’autre déclare cyniquement « I sell shit ».
La fin de Sans filtre montre donc qu’il n’y a sûrement que le désir d’ascension et de pouvoir qui régule l’échiquier politique, avec des protagonistes qui sont aléatoirement dans le rôle de dominant. On pourrait reprocher au droit de n’être qu’une série d’idées, de principes, qui ne régit jamais vraiment les actions, dominées par nos instincts. On peut penser à la critique du droit que fait Michel Henry : « il faut bien saisir pourquoi ces lois ne régissent pas toujours la société : parce qu’elles ne la régissent jamais. Parce que des lois, des catégories ne peuvent régir quoi que ce soit, régler, ordonner, diriger des processus réels quelconques ni, a fortiori, les provoquer. […] la loi, qui n’est que la représentation idéale d’un processus réel, est incluse de façon aberrante dans ce processus et interprétée comme une force réelle agissant en lui pour le diriger justement, le régler ou le produire »(19). Ainsi, la loi s’inscrit toujours après le processus pour le rendre universel, or il n’y a d’universel que les intérêts qui poussent à la produire : les eaux glacées du calcul égoïste, se préserver, chacun contre autrui, dans une nature qui n’atteste d’aucun droit mais met à l’épreuve notre propre nature.
Notes
« The last capitalist we hang shall be the one who sold us the rope. Karl Marx” Sans filtre, 1:1
Les Echos, « Ruben Östlund, le dérangeant prodige du cinéma suédois aux deux palmes d’or », 23 septembre 2022
Le Point, « Cannes 2022 : Ruben Östlund transforme le cinéma en montagnes russes », 22 septembre 2022
Daniel Bensaïd dans la présentation de Sur la question juive de Marx, La fabrique éditions
Marx & Engels, Manifeste du parti communiste, ed. GF Flammarion, p. 76 « Là où elle est arrivée au pouvoir, la bourgeoisie a détruit tous les rapports féodaux, patriarcaux, idylliques (…) Elle a noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste les frissons sacrés de l’exaltation religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la mélancolie sentimentale des petits-bourgeois ».
Marx, L’idéologie allemande, ed. Geme, p. 99
Notamment lors du passage du vol de portefeuille de Christian, The Square, 10min.
Marx, Sur la question juive, ed. La Fabrique, p. 42
Ibid, p. 43
Östlund, Sans Filtre, 2022, 50min
Ibid, 28min
Marx, Critique du programme de Gotha, ed. Gem, p. 59
Marx donne l’exemple de deux ouvriers qui fournissent le même temps de travail : si l’un à un enfant à charge, il s’enrichira moins que l’autre
Marx, Sur la question juive, 1844, ed. La Fabrique, p. 63
Ibid, p. 63
Rousseau, Du contrat social, 1762, ed. Folio essais, p. 197
Ostlund, Sans filtre, 2022, 1:42
Ibid, 1h44
Michel Henry, Marx, t. 1 , Gallimard, « Tel », p. 448
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