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Photo du rédacteurPierre Milhau

Les portes de la conscience dans Où est la maison de mon ami ?


Critique écrite suite à la diffusion du film Où est la maison de mon ami ? d’Abbas Kiarostami par les Cinesthésies, le ciné-club d’Opium Philosophie, au Reflet Médicis le 27 février 2024. L’entretien s’est déroulé avec Agnès Devictor, maître de conférences en histoire du cinéma, et l’étudiante Jessica Désir.


Où est la maison de mon ami ? (1987) d’Abbas Kiarostami

Tu iras jusqu’au fond de cette allée,

qui émergera par-delà l’adolescence

puis tu tourneras vers la fleur de la solitude.

À deux pas de la fleur, tu t’arrêteras

au pied de la fontaine d’où jaillissent les mythes de la terre.

Dans l’intimité ondulante de cet espace sacré

tu entendras un certain bruissement :

tu verras un enfant perché au-dessus d’un pin effilé,

désireux de ravir la couvée du nid de la lumière

et tu lui demanderas :

Où est la demeure de l’ami ? 


Sohrab Sepehri, “Où est la maison de l’ami ?” (1)  



Dans un entretien, Abbas Kiarostami évoque son film Où est la maison de mon ami ? (1987) (2) et déclare qu’il voulait faire un film sur « l’amour et non sur le pouvoir » (3), c’est-à-dire sur l’amour d’un écolier pour son camarade de classe. En effet, au cours du film, l’écolier, Ahmad, s’aperçoit qu’il a emporté par mégarde le cahier de son camarade. Ainsi, le film consiste en une quête pour trouver l’ami et lui rendre le cahier égaré et, par conséquent, réparer la faute commise. Cette intrigue, d’une simplicité rare, permet de questionner non pas la violence parentale car ce qui compte ce n’est pas tant les conséquences de l’action d’Ahmad (4) mais plutôt la traversée en elle-même de son propre village pour rejoindre l’ami. Aspiré par un élan vers l’ailleurs, Ahmad n’a pourtant aucune idée de la mission qu’il s’octroie pour réparer sa faute mais s’élance vigoureusement à la traversée des villages et hameaux de Gilan (région dans le nord de l’Iran). 


Loin de donner de l’enfance l’image éculée par les diverses traditions littéraires, Kiarostami veut montrer la fraîcheur propre à l’enfance qui recherche après l’école, insoucieusement, la découverte d’autres mondes, à l’heure où le soleil commence à fondre. Par conséquent, Kiarostami semble aussi interroger la morale propre à l’enfance par le biais du comportement d’Ahmad qui veut rendre le cahier égaré pour réparer sa faute. Toutefois, le spectateur peut se demander si Ahmad le fait uniquement pour se repentir ou bien plutôt pour entreprendre une traversée contemplative de paysages inconnus qui semblent autant d’échappatoires à l’univers des pseudo-certitudes scolaires et familiales. 



L’inlassable répétition du même et de l’identique 


Ahmad, un jeune écolier, écoute les commandements de l'instituteur pour lequel « si on habite loin, on doit se lever plus tôt et marcher plus vite » et « aider ses parents à la tâche après avoir fait ses devoirs ! » Puis, de nouveau, Ahmad écoute les injonctions du foyer familial : la mère l’implore, depuis son étendoir, de s’occuper de son petit frère et d’aller lui chercher de l’eau au samovar tandis que la grand-mère lui rebat les oreilles avec l’idée d'enlever ses chaussures avant d’entrer dans la maison. Cependant, Ahmad est impatient de faire ses devoirs et de respecter les ordres de l’instituteur. Empressé, il ouvre son cahier mais ce n’est pas le sien. C’est celui de son ami, Nematzadeh. Dans une quasi certitude, Ahmad sait qu’il lui faut rendre ce cahier sans quoi Nematzadeh serait puni. Alors il répète inlassablement (et vainement) à sa mère qu’il faut que son ami possède ce cahier avant demain matin. Mais la mère, surveillant son fils pensif au travers le mur de linge, est convaincue que son enfant ment et lui récuse donc toute sortie. 


Ahmad ne comprend pas pourquoi la loi familiale prévaut chez lui alors qu’à l’école c’est davantage la loi de l’institution scolaire. En effet, cette scène montre l’affrontement de la morale scolaire et familiale et, du même coup, elle renvoie au relativisme des valeurs. Par cette inlassable répétition du même et de l’identique celui-ci décide non pas de remettre ces maximes antithétiques en doute mais de les hiérarchiser. Tiraillé entre ce que dit la mère, l’enseignant et ce qu’il ressent pour son ami, il effectue un choix qui l'entraîne à pousser les portes de sa maison et privilégie la morale scolaire à celle familiale. 


 

Où est la maison de mon ami ? (1987) d’Abbas Kiarostami

L’obligation à la loi morale   


On comprend que l’enfant, Ahmad, a fait un choix : celui d’aider son ami et par conséquent de délaisser sa mère, son frère et sa maison pour rechercher où est la maison de son ami. En effet, Ahmad obéit à une loi supérieure : l’obligation morale de réparer sa faute. Kiarostami nous indique que 


les adultes ne sont pas si loin de l’enfance, pourtant ils paraissent ne pas vouloir s’en souvenir. Je ne le comprends pas. Je crois que les gens ne veulent pas revenir sur leurs années d’enfance parce qu’ils en gardent un sentiment d’insatisfaction. Voilà pourquoi les enfants ont le don de mettre les adultes en colère : sans le vouloir, ils leur rappellent cette insatisfaction. Les enfants sont innocents et inconscients dans leur propre monde. Je pense que les adultes peuvent comprendre le monde des enfants mais qu’ils les rejettent. (5)

Cette citation de Kiarostami nous rappelle que l’enfant est inconscient : Ahmad ne connaît ni l’adresse de l’ami ni le village de Poshté où il se trouve. En effet, Ahmad ne perçoit pas l’inconnu qui pourrait l’empêcher de trouver l’ami et, pourtant, il prend la décision de rendre le cahier. Malgré cette insouciance, revendiquée par Kiarostami lui-même, son personnage a pourtant une connaissance immédiate de ce qu’il doit faire pour éviter à un innocent d’être congédié de l’école. Sans doute, Kiarostami veut-il dire que le propre de l’enfance est d’avoir en vue la finalité et non les moyens propices à l’accomplissement d’une action. Toutefois les enfants possèdent-ils vraiment une faculté de juger moins suspicieuse et accomplissent-ils des actions moins intéressées que les adultes ? 


Loin de dresser de l’enfance une image de totale innocence, Kiarostami complexifie le personnage d’Ahmad. En effet, on ne sait pas si Ahmad agit pour autrui (rendre le cahier pour éviter que Nematzadeh soit chassé de l’école) ou pour lui-même (en réalisant cette longue traversée contemplative pour son propre compte). On peut penser qu’Ahmad entreprend ce voyage pour autrui (il doit rendre le cahier) mais qu’en chemin la trajectoire et les motivations sont déviées. Quand Ahmad arrive dans la nuit, devant la porte assombrie de l’ami, il comprend à ce moment qu’il a entrepris ce voyage par inconséquence puisque le cahier peut être rendu le lendemain avant l’arrivée du maître. Rouge de honte, il cache de nouveau le cahier dans son pantalon et s’en va. Ce n’est qu’en agissant qu’Ahmad se rend compte de ses motivations profondes. En voyageant, le personnage se retrouve devant lui-même, irrémédiablement seul avec sa conscience et, devant cette porte qui lui dévoile la vérité de son geste, il est couvert de honte parce qu’autrui n’a été qu’un moyen pour sortir de chez lui. Devant cette porte, au moment où sa conscience lui est révélée, il se voit tout entier trompé par lui-même. 



Le cauchemar de l’indiscernable


Où est la maison de mon ami ? (1987) d’Abbas Kiarostami

Mais cette révélation du personnage à lui-même tarde à venir. Le sentier en forme de Z, expressément dessinée dans le paysage pour cette scène, paraît annoncer un cheminement aussi exceptionnel que mystérieux. Non seulement le paysage est indistinct mais les corps humains eux-mêmes sont à peine discernables dès que le personnage d’Ahmad franchit les limites de son village. 


En chemin, la caméra s’immobilise et l’on voit Ahmad qui regarde un homme enseveli sous des fagots de bois qu’il porte sur lui. Lentement, comme pour ralentir la course effrénée d’Ahmad, Kiarostami choisit de filmer en plan séquence et de ne pas montrer d’emblée le visage de cet homme-fagot. Cette dissimulation des corps humains revient lorsque Kiarostami met en hors-champ la moitié d’un homme installé sur un âne parlant à un autre personnage dont le volet de bois lui masque le visage. Ainsi, lorsque ce personnage sort – au moment où le spectateur s’attend à découvrir enfin Nematzadeh – le spectateur ne voit qu’un volet ambulant que l’on installe sur le dos d’un âne. Ne voyant ni le visage du porteur de volet, ni celui de l’homme dressé sur l’âne, le spectateur comprend que cet effet à valeur de retardement permet d’étirer une forme de surprise. 


Tel Ahmad, le spectateur est impliqué dans la recherche de l’ami. Mais contrairement à la définition habituelle du suspense qui suppose que le spectateur en sache plus que les personnages, ici le spectateur ne sait rien de plus qu’Ahmad. La caméra est même placée à la hauteur de la taille du personnage de sorte que nous voyons le monde selon Ahmad. 



J’ai vu un enfant qui humait le parfum de la lune (Sohrab Sepehri)


Où est la maison de mon ami ? (1987) d’Abbas Kiarostami

Comme l’indique Kiarostami en conversation, le chemin possède pour le personnage une grande force d’élancement et en même temps invite à une traversée contemplative :  


Comme je faisais une œuvre poétique et héroïque, je me suis dit qu’il serait mieux d’avoir de grands espaces de verdure. (6)

Si le réalisateur a fait ce choix, c’est que le chemin, n’ayant ni début ni fin, possède une inépuisable force cinématographique. En effet, la volonté de Kiarostami de créer dans l’espace un Z de forme angulaire permet d’indiquer un changement directionnel, un changement de régime dans le cours de l’existence d’Ahmad. En effet, peu à peu, le chemin d’Ahmad s’enfonce et se poursuit dans des lieux lointains dont il ne sait rien sinon quelques noms de hameaux (Mazava, Assevard, Ronévard) et dont on comprend que ces noms forment le quartier de Poshté. À mesure qu’il avance et que l’espace se dilate, le personnage apprend qu’habiter Poshté ne veut presque rien dire et qu’il devient vain de chercher un certain ami du nom de Nématzadeh. Cependant pour Ahmad, il y a cet impératif moral qu’il s’est donné de suivre : il faut rendre à l’ami ce qui lui appartient sans quoi il ne pourra jamais revenir en classe. Mais la force agissante de cet impératif semble moindre voire nulle une fois que le personnage se trouve devant la porte et qu’il se rend compte qu’il a entrepris ce voyage davantage pour satisfaire son envie d’ailleurs que pour réparer sa faute. 



Le conte des moucharabiehs




Où est la maison de mon ami ? (1987) d’Abbas Kiarostami

Dans plusieurs de ses films, Kiarostami traite l’évolution de la lumière en se basant sur le rythme d’une seule journée : il part de lumières assez fortes et écrasantes pour tendre vers des lumières plus chaudes, voire crépusculaires ou nocturnes (7). En effet, à la tombée du jour, Ahmad est toujours à la recherche de l’ami Nématzadeh quand un vieillard lui affirme connaître son adresse. En chemin, cet homme, ancien menuisier, déplore qu’on ôte les moucharabiehs (ces fenêtres ajourées qui permettent de voir sans être vu) qu’il a conçus et posés. Peu à peu, les fenêtres orientales, que le menuisier montre de son doigt, permettent de matérialiser l’entrée du film dans l’univers du conte et de l’incertitude totale. 


À propos de son personnage de vieillard, Kiarostami remarque qu’« on a envie, comme l’enfant, de croire en lui et de voir s’il va être d’une quelconque utilité. » (8) De fait, l’enfant croit en ce vieillard qui finit par indiquer à Ahmad comme au poète où est la maison de l’ami. 


Pour les mystiques persans, l’Ami est l’un des noms de Dieu. Il existe donc une identité entre l’Ami et Dieu et cela se retrouve dans les expressions langagières courantes comme le "chemin de l’ami" ou la "maison de l’ami”. 


Cependant, alors qu’il se trouve devant la porte de Nématzadeh, Ahmad ne rend pas le cahier, comme si Kiarostami avait choisi de ne pas donner au comportement de son héros, une quelconque orientation mystique. Écartant toute interprétation religieuse d’une fin où l’enfant, en retrouvant l’ami, aurait trouvé Dieu lui-même, Kiarostami semble donner au terme « ami » le sens le plus profane du terme sans aucune connotation religieuse puisque c’est la conscience du personnage en tant que personne humaine (et non religieuse) qui lui est révélée (9). 


*


Avec ce film, Kiarostami nous donne à voir la simplicité d’une quête dont on comprend que ce n’est pas tant le résultat escompté (rendre le cahier à l’ami) que le voyage lui-même pour y parvenir qui importe. La preuve en est qu’Ahmad ne rend pas le cahier, comme s’il voulait prolonger l’aventure indéfiniment et conserver l’objet magique (le cahier) qui lui a ouvert diverses portes à la fois physiques (celles de la ville de Koker et de Poshté) et psychiques (puisque sa propre conscience lui a été révélée par ce voyage). Parmi les herbes sèches et les cailloux poussiéreux, Ahmad semble entreprendre la découverte empirique de sa conscience morale et, indissociablement, de sa liberté car celle-ci semble ne se goûter que dans la traversée contemplative et le risque. 



NOTES


(1) Extrait du poème “Où est la maison de l’ami ?” de Sohrab Sepehri (1928-1980) (tr. du persan par le philosophe iranien Daryush Shayegan, La Différence, Paris, 1991, p. 44).

(2) Où est la maison de mon ami ? est le premier volet de ce qu’on appelle La Trilogie de Koker, suivi de Et la vie continue et Au travers des oliviers

(3) Entretien donné à Arte et retranscrit ici.

(4) Kiarostami décide de faire une ellipse sur les premières minutes du retour d’Ahmad. Mais, le spectateur est en mesure de penser qu’Ahmad a été battu par son père puisque ce dernier, touchant le poste radio, semble très perturbé. 

(5) Godfrey Cheshire, Un cinéma de questions. Conversation avec Abbas Kiarostami. Carlotta Films, 2021, p. 117.

(6) Ibid., p. 114. 

(7) Frédéric Sabouraud, Abbas Kiarostami, Le cinéma revisité, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 44.

(8) Godfrey Cheshire, Un cinéma de questions. Conversation avec Abbas Kiarostami, Carlotta Films, 2021, p. 119.

(9) Le Kanoun (actif entre 1969 et 1992) est l’institution qui permet à  Abbas Kiarostami de réaliser  l’essentiel de ses films dans le cadre d’une institution pélagique : le Centre pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Licencié en histoire-géographie et en philosophie, je suis aujourd’hui étudiant en master d’histoire de la philosophie à la Sorbonne. J’ai participé à l’organisation du Festival de cinéma Aflam à Marseille en 2023

Insta @pierre_mlh


1 Comment


Eduardo García Ligero
Eduardo García Ligero
Apr 08

Je n'ai pas pu assister à la diffusion du film, mais cette analyse approfondie du long métrage, en particulier avec ses liens paratextuels, m'a donné la motivation nécessaire pour l'apprécier sous de nouvelles perspectives. Félicitations à son auteur.

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