La journaliste Anna Strelchuk s’est entretenue avec Gaspar Noé à propos de son dernier film Vortex, de sa collaboration avec Françoise Lebrun et Dario Argento à cette occasion et de la manière dont il réalise ses films.
Anna Strelchuk : Pourquoi avez-vous choisi Françoise Lebrun et Dario Argento pour les deux rôles principaux ? Et comment cette collaboration est-elle devenue possible ?
Gaspar Noé : Françoise Lebrun, je l’ai connu comme comédienne depuis que j’ai vu La maman et la putain, quand j’étais un étudiant de cinéma. C’est un film qui me fascine totalement. Surtout elle, elle me fascine plus que d’autres personnages du film. Alors, quand j’ai eu l’idée de faire Vortex en janvier 2021. Je me suis demandé, quelle est l’actrice française de 75-85 ans, qui peut jouer le rôle [de la mère]. Étant donné que sa performance était parmi les meilleures de sa génération et j’avais le numéro de Françoise Lebrun (même si on n’était pas amis). Je me suis dit : « Tiens ! Il faut l'appeler ». Finalement, j’ai adoré faire un film avec elle. Je la trouve très touchante.
Pour le rôle de Dario, c’est quelqu’un que je connais depuis 30 ans. On est très amis, même pour Noël, le Nouvel An, on s’appelle pour demander comment ça va et pour dire « bonne année » l’un à l’autre et on se voit souvent à Paris. Il est très très drôle. De plus, Dario est italien et mon père est argentin, mais il a des liens avec l’Italie. Donc, dans sa gestuelle et sa manière de parler, il me rappelle mon père. Le film n’est pas totalement autobiographique, néanmoins il y a quelque chose chez lui qui me parait très direct. J’ai l’impression de le connaître comme si c’était mon oncle. Et comme je voulais quelqu’un de très charismatique, par delà le fait que j’aime son cinéma, j’ai pensé “si ça serait Dario on va s’amuser pendant le tournage”. Vous voyez, quand il présente un film à la Cinémathèque, il peut le faire pendant une demi-heure et les gens l’applaudissent, comme si c’était un comique sur scène. Il a jamais joué dans un film, mais je me suis toujours dit qu’il faut qu’il joue dans un film un jour ! Cette fois-ci, je lui ai proposé et il a accepté le rôle. J’ai eu trop de chance, parce que j’allais pas lui imposer des dialogues écrits, mais dans toutes les interviews il dit : « Plus jamais je ferais ça, je l’ai fait pour mon ami Gaspar Noé ! ». Et voilà. Il avait du temps libre, il a fait le film et à peine le jour où on a fini de tourner le film, il est parti d’urgence à Rome pour préparer son film Occhiali neri (“Lunettes noires”).
J’adore son cinéma. Le truc aussi, c’est que des fois même, pendant qu’on tournait il a eu des idées par rapport à son personnage et parfois même de comment on peut faire avancer la séquence. Il ne m'a pas vraiment donné de conseils par rapport à la mise en scène, chaque fois il a proposé quelque chose qui était une super bonne idée. C’était lui aussi qui a proposé que le personnage qu’il joue devrait avoir une maîtresse… et à Françoise aussi il lui a proposé plusieurs idées toutes bonnes pendant le tournage.
Ma prochaine question sera justement sur ce type de collaboration sur le plateau, parce que j’ai parlé il y a 2 ans avec Béatrice Dalle à propos de votre film Lux Aeterna et elle a dit que les acteurs là-bas ont aussi collaboré, proposé des idées. Pourquoi choisissez-vous ce type de travail « non-vertical »?
Quand je suis tout seul, j’adore regarder des films en DVD, en Blu-ray ou j’adore lire des bandes dessinées, des livres. Ça m’amuse pas trop d’écrire tout seul. Être seul est pour pouvoir dormir, par exemple, alors que je trouve que je suis meilleur quand je travaille en équipe. Même quand j’écris je préfère avoir un synopsis très court que je fais relire par un ami ou deux. En ce qui concerne la vraie écriture du film, une fois qu’on a la structure de l’histoire, je préfère inventer des dialogues devant la caméra avec Béatrice Dalle, avec Charlotte Gainsbourg, avec Monica Bellucci et Vincent Cassel, avec Dario Argento et Françoise Lebrun… J’ai l’impression que les meilleures idées peuvent venir de manière collective, parce que les réactions sont immédiates. Aussi, j’avais fait un film avec un gros scénario où j’ai mis beaucoup de temps. Il s’appelle Enter the Void et j’ai l’impression que le film est très écrit, très travaillé et ça prend du temps de projeter devant une caméra des choses qu’on a dans la tête. Alors que si tu décides de procéder d’une manière plus documentaire, c’est-à-dire avant de créer des situations et après un film, c’est plus joyeux et à la fois plus inventif. Il y a plein de trucs logiques, qui se génèrent dans un mode collectif.
Beaucoup de journalistes comparent votre film avec Amour d’Haneke, alors que pour moi votre film est beaucoup plus vital, même s’il aborde le sujet de la mort. Pouvez-vous expliquer pourquoi des gens continuent de les comparer à votre avis ?
Ils les comparent parce qu’il y a très peu de films qui représentent les drames liés à l’âge mûr. La fatigue, la dépression, les AVC, Parkinson. Tout ça c'est évidemment répandu. Néanmoins, les gens ont peur d’ennuyer le public avec des films qui traitent des sujets tristes. Par conséquent, il y a peu de films, où les producteurs donnent de l’argent pour ces sujets ultra tristes. L’avantage d’Amour d’Haneke est que c’est un rare cas où un film qui porte sur la vieillesse a eu un grand succès critique et même commercial. Peut-être que si j’ai réussi à faire ce film assez facilement, c’est indirectement parce que le film d’Haneke n’a pas fait perdre de l’argent à ces producteurs, mais la vieillesse est une chose omniprésente dans toutes les familles, ainsi que ses effets (quels qu’ils soient, mentaux ou physiques) sont partout. Cependant, la fonction du cinéma, selon beaucoup de réalisateurs de ma génération, n’est pas de déprimer les gens mais de les amuser. Ils font des films avec des jolies filles, des pistolets, des aventures, etc. Alors que moi, je voulais faire un film déprimant.
En outre, c’est aussi un film sur un vieux couple de 80 ans, c’est pourquoi ils peuvent être comparés, mais, par exemple, pour moi ce film-ci, il est beaucoup plus inspiré par ma propre vie ou par la vie en général, ainsi que par un film que j’ai vu quand j’avais 20 ans — New York, 42e Rue.
Pourquoi avez-vous choisi la station de métro Stalingrad, qui se trouve dans un quartier populaire de Paris, en tant que lieu principal d’action ?
C’est un hasard. Je sais qu’il y a peu de choses dans le monde aujourd’hui qui s’appellent « Stalingrad », y compris cette station de métro. J’ai toujours trouvé très joli le nom « Stalingrad » à l’intérieur de Paris. Sauf que maintenant ce quartier, qui a été un quartier de classe moyenne pendant des décennies, est un peu dégradé. Dernièrement, juste avant le confinement, il y avait pas mal de gens jeunes, modernes qui ont commencé à acheter des appartements là-bas. Mais à cause du Covid, le confinement du quartier a beaucoup changé et maintenant il y a plein de drogues de rue. Le crack qui n’a pas existé à Paris est implanté dans ce quartier-là et les gens appellent cette station « Stalincrack ». J’ai voulu faire un film qui se passe dans ce quartier dangereux, je trouve que c’est bien que le vieux couple sorte dans la rue et il y a même plus de danger que chez eux. Dans la rue, c'est encore plus dangereux qu’à l’intérieur. Comme Stalingrad est devenu un des quartiers les plus dangereux à Paris, je l’ai choisi. Et même s' il n’y a aucune connexion avec la bataille, c’était drôle de montrer le métro. Puisque quand on voit le nom « Stalingrad » on pense surtout à une très grande bataille, comme « Waterloo » avec « Stalingrad » ce sont deux noms de batailles les plus connues.
Ah oui, tout de suite il y a toutes ces connotations-là, c’est une coïncidence amusante. En dehors de cela, une impression d’opposition et plutôt même d’isolation se dégage de l’usage du split-screen, comment avez-vous eu cette idée ?
Je l’ai déjà fait à Lux Aeterna. Il y a des séquences en split-screen, mais c'était plutôt accidentel. Je ne suis pas arrivé à tourner en plan-séquence, j’ai filmé avec plusieurs caméras et pendant le montage on a utilisé deux écrans.
Dans le film-là, il y a des séquences où on voit deux photos à droite et à gauche, comme si elles faisaient un petit peu de split-screen. Je l'ai trouvé super joli. Encore une chose qui m’a le plus influencé dans cette envie de faire un film en split-screen, c’est New York, 42e Rue de Paul Morrissey, que j’ai vu en école de cinéma, dont on a parlé. Tout le film était tourné en split-screen et j'ai trouvé cela formidable. Je m’étais dit à l’époque : « Ah c’est dommage qu’ils n'ont pas utilisé le split-screen mieux! ». Donc, j’ai pas l'impression d’inventer quelque chose en tournant ce film en split-screen. Au moins, avant d’avoir l’idée de ce film j’ai tourné un petit court métrage de 7 minutes pour la marque Saint Laurent « Summer of ‘21 ». On le trouve facilement sur Internet. Ce court métrage est aussi partiellement fait en split-screen. Par conséquent, comme je venais de faire un truc en split-screen, je me suis dit « tiens, là j’ai une idée sur l’histoire d’un vieux couple qui vivent sous un toit mais sont déconnectés. Donc il y aura encore plus de sens de montrer un grand fragment en deux ». Finalement, le premier jour on a fait deux séquences, une avec deux caméras et une avec une seule caméra. Le lendemain matin j’ai revu et j’ai pensé que c’était dommage qu’il n’avait pas la deuxième caméra pour toutes les séquences. Enfin, cela m’a fait chier mais on a recommencé pour que tout le film soit fait avec deux caméras. Alors, à partir du deuxième jour, je savais que je voulais que le film ait deux écrans. Sauf le prologue où les deux personnages sont encore connectés, où il y a un seul écran. On l’a fait le dernier jour du tournage, quand on avait déjà fini le film. On a rajouté ce moment joyeux, un seul moment où il y a des fleurs et des couleurs, le dernier jour.
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