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Juliette Clerc

Down By Law (Jim Jarmusch, 1986) – L’inclassable liberté de l’être


Critique écrite suite à la diffusion de Down By Law par les Cinesthésies, le ciné-club d’Opium Philosophie, au Christine le 16 novembre 2022. L’entretien s’est déroulé avec la philosophe Justine Janvier.


Down By Law (Jim Jarmusch, 1986)
Down By Law (1986), Jim Jarmusch
Je me lègue à la terre pour pouvoir renaître de l’herbe que j’aime,
Si tu veux me revoir, cherche-moi sous la semelle de tes souliers.
Tu ne sauras guère qui je suis ni ce que je signifie,
Mais je serai pourtant de la santé pour toi,
Je purifierai et fortifierai ton sang.
Si tu ne réussis pas à m’atteindre du premier coup, ne te décourage pas.
Si tu ne me trouves pas à un endroit, cherche à un autre,
Je suis arrêté quelque part et je t’attends.

Walt Whitman, « Song of myself », Leaves of grass, 1855




Le concept de liberté peut sembler teinté de naïveté : grand idéal vide écrasé par les déterminismes, il faudrait le décrasser de sa couche de superficialité. Peut-être que la liberté ne peut se définir que dans la négativité : est libre ce qui n’est pas enfermé, ce qui n’est pas soumis à l’autorité d’autrui. La liberté ne se décrit jamais mieux que pendant son absence.


L’ennui, coquetterie de la liberté ?


Trois personnages sont enfermés dans la même cellule d’une prison de la Nouvelle Orléans. Si l’entente entre Zack et Jack est compliquée, l’arrivée de Bob permet d’unir les trois prisonniers en une curieuse bande. L’hybridité est au cœur de Down By Law : mélange inconventionnel, entre comédie, film noir et film d’évasion. Œuvre inclassable, Down By Law fait bande à part dans le genre du cinéma carcéral : un film d’aventure sans opposants, un film d’évasion sans évasion.


Les longues séquences de la vie en cellule nous font sentir l’épais poids du vide. L’espace est étroit, les minutes sont longues, l’emprisonnement se fait sentir dans cette errance faite pour étouffer les heures. Le temps n’est plus une durée située en arrière fond, il devient une matérialité palpable dans sa vacuité. On ne cherche à le combler que parce qu’il se ressent intérieurement, et la temporalité devient un espace difficile à conquérir autrement que par la répétition des gestes, ou par de maigres divertissements. Le spectateur se sent coincé avec ces personnages qui marquent les jours d’un trait sur le mur, se cognent aux barreaux pour échapper à l’ennui.


Si on attend la venue d’un élément déclencheur, l’évasion n’est suggérée que par ellipse. Il n’y a pas d’avant et d’après la prison : les personnages ne sont pas plus libres en sortant qu’en étant enfermés. La liberté ne dépend pas tellement de ce qui nous entoure mais de ce qui se passe sous nos pieds, elle se constitue à chaque instant indépendamment du cadre. Même en pleine nature, les trois personnages retrouvent une cabane qui reproduit fidèlement la cellule dont ils se sont échappés, tel un incessant retour de la marginalité. Jim Jarmusch confirme sa surprenante vision de la liberté : être libre est précisément ne pas savoir où l’on va. Même derrière la verticalité des barreaux, la liberté n’est jamais idéalisée ou perçue comme un horizon inatteignable.


Elle n’est donc pas rattachée à un emplacement ou à des conditions qui permettraient d’agir, elle se forme selon notre manière de prendre conscience et de s’approprier ce qui nous entoure. Bob le comprend lorsqu’il dessine une fenêtre sur le mur cimenté : il est le personnage qui se dresse hors des normes, imprévisible dans ses inventions, ses rapprochements linguistiques qui deviennent poétiques et érigent le fameux slogan “we all scream for ice cream”. Bob rapproche ces deux mots sans raison apparente, les scande jusqu’à être suivi par ses deux camarades dans un crescendo qui lance ce qui s’apparente presque à une émeute. Pour Jarmusch, la liberté ne se trouve pas dans les grands espaces, mais au détour de chaque formule quotidienne qui cache un potentiel poétique.


Jarmusch ne dit pas que nous pouvons être libres en prison, mais plutôt que nous ne sommes pas forcément plus libres en sortant, et ce même dans un cadre sauvage indépendant de toutes normes sociales, comme c’est le cas lorsque les héros vagabondent en pleine nature. Rien de ce que nous montre Down By Law n’est prévisible, et s’il s’agit d’un film sur la liberté, le cadre ne s’ouvre que très peu, essentiellement centré sur les trois personnages principaux avec une forte dynamique du champ et du contre-champ.


Jack, Zack et Bob sont trois, chiffre maudit en amitié mais idéal pour cette union à contre-courant. Les personnages errent hors de la civilisation : de la prison à la nature sauvage, le passage à celle-ci ne change pas grand-chose.


Down By Law (1986), Jim Jarmusch
Down By Law (1986), Jim Jarmusch

Du cliché à la spécificité


Jarmusch détourne les archétypes : Jack est le bandit ténébreux, Zack l’artiste torturé et raté, mais victimes de pièges qui occasionnent leur séjour en prison. Ils se trouvent à mi-chemin entre les anti-héros maladroits et les personnages rebelles et mystérieux du western américain.


Bob pourrait être la caricature de l’Italien fraîchement arrivé aux Etats-Unis, on peut le percevoir au début comme un simple imbécile heureux. Néanmoins son originalité atteste une liberté qui le place au-delà du cliché : imprévisible et insoupçonnable, il est le seul qui est véritablement coupable de son crime et qui orchestrera l’évasion, union finale d’une bande résolument à part. Les personas préfabriquées ne sont que des projections vides qui ne disent rien sur notre capacité d’action : la liberté se cache derrière les apparences et perturbe notre regard façonné par les conventions.


Hors de tout cadre, Down By Law se calque sur un rythme à contre-courant que l’on retrouve dans le jazz et la poésie. Une des scènes cultes du film le représente : le slogan « we all scream for ice cream » scandé par Bob puis repris par l’ensemble des prisonniers recrée une langue joyeuse, avec ce jeu sur les mots qui est aussi une référence à une comptine et qui deviendra un standard de jazz dans la Nouvelle Orléans. Les passe-temps des héros suivent la fluidité de l’improvisation, qui se calque merveilleusement sur ce mode de l’enfermement. Deux des comédiens sont musiciens : Tom Waits et John Lurie, rendant ainsi hommage au jazz, musique née dans l’emprisonnement pour mieux s’évader, et que l’absence de structure rythmique fait découler vers la liberté.


L’attrait de Jim Jarmusch pour les poètes est évident : si dans Dead Man il s’agissait de William Blake, c’est Whitman qui est cité par Bob dans Down By Law. La poésie fait sans cesse renaître le quotidien de sa potentielle morosité, loin des clichés ou d’une totale marginalité. Déformer, recréer la langue et le monde pour les faire siens, la liberté ne nous éclaire pas mais nous jette dans une quête inarrêtable, sans destination, et se retrouve précisément dans l’errance et la création. Le dernier plan du film le suggère : Zack et Jack, le duo teinté de ressemblances s’apprête à se séparer, face à deux routes identiques, mais aux directions opposées. L’errance ne promet aucune destination finale, et le choix est opaque, soumis à un hasard hésitant. Peu importe le chemin qu’ils vont suivre, on a du mal à croire que celui-ci sera tout tracé.


Down By Law est troué d’images manquantes, d’ellipses, et déjoue les codes traditionnels du cinéma. Jim Jarmusch réalise des films à part : mêlant les genres, s’intéressant à des personnages victimes de leurs caricatures, créateur des odd couples qui font le génie de son cinéma. Down By Law est un lâcher prise sur les conventions, exaltant d’étrangeté. La bande à part que forment Bob, Jack, et Zack en inspirera d’autres : le duo de Jack et Zack, aussi badass que maladroits peut faire penser à celui de Vincent et Jules dans Pulp Fiction (1994) de Tarantino. D’une façon plus évidente, on peut penser au trio de prisonniers de O’Brother (2000) des Frères Coen, longue odyssée vers les mythes parfois factices de la liberté.


Down By Law (1986), Jim Jarmusch
Down By Law (1986), Jim Jarmusch

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