Les Prismes de Superman par Mike Kelley

L’article propose de ré-examiner l'œuvre “Kandor Full Set” de l’artiste Mike Kelley (1954-2012) aujourd’hui exposée à la Bourse de Commerce à Paris jusqu’au 18 février 2024 au sein de l’exposition “Ghost and Spirit”. L'œuvre consiste en une vingtaine de sculptures de la ville de “Kandor”, toutes calquées sur leurs représentations dans la bande-dessinée Superman. À cet ensemble s’ajoute tout un attirail d’autres objets (cloches et bouteilles de verre, télévision, …) qui viennent compléter l’installation. Issu de la performance et inspiré par les pratiques militantes, Mike Kelley crée d’ordinaire des ouvrages faits de bric et de broc où il se fait l’explorateur de nos inconscients. Avec “Kandor Full Set”, le voyage devient intersidéral et nous circulons de l’Amérique des années 1950 à la psyché supposée du superhéros DC. Le “Kosmos”, idéal grec d’harmonie et de concordance, se distord sous le poids des antinomies entre passé et futur, collectivité et intimité.
Des cités colorées flottent dans la pénombre. Bleues, roses, oranges ou violettes, une lumière en jaillit de l’intérieur et irradie leurs formes allongées. Des cercles lumineux flottent aussi deci delà et, dans leur prolongation, quelques reflets découpent des cloches de verre. Nous sommes plongés dans l’univers utopique de Mike Kelley, artiste américain né en 1954 et décédé en 2012 — univers utopique de l’artiste, ou plutôt, de son double avec lequel il s’identifie : Superman.
« Espèces d’espaces » (1)
Sauf que, à la place de circuler dans la ville, nous circulons entre les villes. Placées comme en apesanteur, ces sculptures pourront en apparence tenir de toute éternité. Éternelles et célestes, ces villes ne sont que les vingt-et-unes facettes d’une même ville, la célèbre « Kandor », berceau fictif du super-héros américain. Avant la destruction de sa planète Krypton, la ville fut miniaturisée par le méchant Brainiac et puis récupérée par Superman qui l’entreposa dans sa « Forteresse de la solitude », endroit bien triste où gît esseulée la ville idéale.
Avec “Kandor”, Mike Kelley donne forme à un objet fictionnel dont il ne cesse de questionner la nature ontologique. L’artiste y a immobilisé un idéal, un rêve collectif : celui d’un vivre ensemble accompli et paisible incarné dans des villes aux formes fantasques. Les sculptures se métamorphosent ainsi en statues, elles figent un être animé, l’être vital d’une collectivité. Une question reste alors latente derrière ces œuvres : qu’arrive-t-il à nos rêves si nous les matérialisons ? Avec Mike Kelley, ce rêve a aussi la solidité d’un bloc que nous ne pouvons balayer de la main. Et si ces statues ont l’air parfaites (ou presque) en tant qu’objet esthétique, Mike Kelley pointe leur vacuité en tant qu’idéal : les façades d’immeuble n’ont pas de fenêtres, les rues semblent dépourvues de transport… aucune présence humaine ne peut être remarquée. Plus qu’inhabitées, ces villes sont inhabitables. Quelle intimité pourrait exister dans ces cités collectives ? Nous n’en voyons - et ne pouvons en voir - que l’extérieur. Celles-ci se présentent comme des blocs de forme pure, cubiques, parallélépipédiques ou sphériques. Paradoxalement, la ville parfaite est celle où toute humanité a été rayée au profit d’une pure beauté des formes, des lignes allongées et des courbes qui se croisent.

Une dissection du capitalisme onirique
Le fait même que ces villes soient circonscrites à de parfaits cercles en souligne la nature artificielle. Paradoxalement, en lui donnant chair, Mike Kelley rend obsolète une mythologie collective. La « ville du futur » revient pourtant comme un topos de la science-fiction depuis Metropolis (1927) de Fritz Lang jusqu’au récent New York 2140 (2017) de Kim Stanley Robinson. Toutefois, contrairement à ces œuvres où la ville est investie comme un ouvrage créateur de changement, une grande mécanique de chair et d’acier réunissant les hommes dans un rêve utopique, ici, les villes lévitent dans un vortex, comme pétrifiées. Leur ambition, elle, a été figée, choséifiée.
En modulant ces villes, Mike Kelley livre une belle méditation sur ce que sont les objets issus de la pop culture. Nos fantasmes collectifs sont passés à la loupe et deviennent l’objet d’un processus de décantation. L’espace d’exposition lui-même, avec ces couleurs vives, n’est pas sans évoquer l’image cliché d’un laboratoire de chimiste, un laboratoire où ce ne sont pas seulement des liquides, des décoctions, qui sont étudiées et élaborées, mais notre image du passé et celle du futur. La pop culture avec Mike Kelley n'est pas un simple rejeton d’un art plus institutionnel et donc plus légitime. C’est un art vivant et créateur, terrain d’éclosion de fantasmes collectifs.
L'œuvre soulève alors une question encore pertinente en 2023 : l’idée de « futur » ne fait-elle pas partie du passé ? Le « futurisme » est lui-même un terme dépassé. Dans ce contexte, le terme renvoie non spécifiquement au mouvement artistique italien des années 1910 et 1920, mais à une esthétique qui a nourri la science-fiction et qui pourtant ne semble plus représenter le “futur” tel qui est, ou sera. Réalisées entre 2005 et 2009, ces villes apparaissaient déjà datées. Mike Kelley pointe un paradoxe : derrière l’unité du concept de « futur » en tant que ce-qui-est-à-venir, celui-ci ne fait qu’évoluer. Il est même porteur d’une grande instabilité. Les cloches de verre elles-mêmes ont un aspect passé, évoquant des instruments scientifiques désuets, du XVIIIe et XIXe siècles. Ces cités apparaissent non seulement comme des rêves du futur, mais aussi comme des vestiges du passé, des formes de futur-passé ou de futur-qui-est-passé.
Ces villes deviennent à la fois des monuments, mais aussi des simulacres : des statues qui ne sont que des fictions, des objets factices dont seule compte l’apparence. L’artiste leur donne consistance tout en soulignant leur inconsistance. Bien que solides et informées dans une matière abrupte, la lumière, l’immatériel, percent ces tours. Le verre et ses reflets, les entourent. C’est afin de les protéger que sont présentes ces cloches éparpillées, nouvel indice de leur paradoxale fragilité.

Mais les cloches de verre, loin de les mettre en sûreté, jouent un rôle subversif. Si l’objet - le contenu - et séparé de son contenant - la cloche -, ils se trouvent réunis par notre circulation dans l’espace : l’un et l’autre se superposent inopinément d’un point de vue optique, créant parfois de nouvelles associations colorées. Toutefois, alors, le verre déforme les silhouettes des villes. Même leur horizontalité, longtemps symbole de progrès, en est troublée. Le verre trahit leur caractère de fantasme.
Ces objets sont aussi pourvus d’un caractère frivole. Certaines formes font penser à de petits promontoires où sont répandus de petits objets ludiques et luxueux. Ces statues deviennent porteuses d’une légère pointe d’humour envers notre société, d’un petit commentaire comique. Une batte de bowling, un ensemble de flacons de parfum, de bougies, de gâteaux (trop) sucrés ou quelques champignons ont été érigés en immeubles, en lieux de vie, accomplissant des rêves enfantins. Des objets rococo et obsolètes, voilà ce que peuvent évoquer nos idéaux collectifs s’ils nous sont présentés sur un plateau.
Mike Kelley questionne alors la prégnance de notre culture matérielle et du paradigme capitaliste dans nos propres rêves : même les plus grands buildings sont calqués sur des petites babioles futiles. Si, avec cet artiste, l’imagination court au-delà des limites de l’univers, il pointe aussi la vacuité de cette faculté, notre impossibilité à concevoir l’extra-terrestre. Par projection, ce qui est hors de notre planète est pourtant conçu à partir d’une grammaire visuelle qui est non seulement humaine, mais qui correspond ici à l’Amérique du XXe siècle, à celle où les grands buildings donnent l’impression d’avoir conquis le ciel.
La question des échelles dans ces petites statues devient intéressante. Il ne s’agit pas simplement d’une réduction, d’une miniaturisation de villes gigantesques. En effet : s’agit-il tout le temps de miniatures ? Certains objets ne sont-ils pas à une taille quasi réelle ? Mike Kelley nous propose alors un agrandissement, un moyen de creuser et de scruter minutieusement notre imaginaire collectif. Pénétrant dans la salle d’exposition, nous entrons dans un nouveau macrocosme, mais un macrocosme où il nous est également demandé de prendre notre microscope. Regardons-les donc encore de plus près.

L’autopsie des villes organiques
Si leur matérialité est bien affirmée par le recours à une résine ferme et robuste - la résine uréthane -, certaines tours se déforment par une texture granuleuse, indice d’un processus (faussement) organique qui prend racine au cœur de ces statues. Elles pourrissent de l’intérieur. D’idéales, elles deviennent mortifères. Mike Kelley délivre alors une forme de « critique » de l’utopie en un sens nouveau : il montre ces villes idéales dans leur phase « critique », au dernier stade d’une maladie. Mais cette période morbide est aussi un signe de vie. Ces détails restent en effet ambigus. Ne montrent-ils pas plutôt un processus de formation - et donc de commencement ? Il semble que, en laissant une matière imparfaite, ces cités soient en train de se faire tailler, en train de s’informer. Ce processus fait écho aux propos de Michel Butor dans ses Essais sur les modernes. Commentant les grandes constructions de Jules Verne dans ses romans, Butor écrit :
« Remarquable, en effet, est l’abondance de ces arceaux, de ces piliers, de ces voûtes, de ces châteaux apparents, de ces cathédrales naturelles. (…) La nature rêvait de villes. Et si l’homme peut en quelque sorte réaliser le long désir du monde, c’est grâce au monde, et parce que le monde lui est en quelque sorte transparent : il peut connaître ses raisons. » (2)
Les villes apparaissent ici comme l’accomplissement conscient de la nature elle-même. L’homme, de par son omniscience, réussit à continuer le dessein de la nature. Toutefois, Mike Kelley réduit ces rêves mégalomanes à de petites cités gelées. Il oppose à l’éternité un processus organique de genèse et de mort. Ou plutôt, il interroge : l’éternité, l’infini, ne doivent-ils pas faire place à la mort, pour y accepter la vie ? L’éternité ne renvoie pas à un état de permanence, d’immobilité, mais plutôt à un in-fini, à un mouvement dont le terme ne viendrait jamais. Alors que les matériaux utilisés ne sont qu’artificiels, la nature semble toujours à l'œuvre et surpasse de bien loin une force humaine qui ne peut contrôler ces cités.

Infinies et incommensurables, ces villes n’appartiennent pas au règne humain. Toutefois, elles apparaissent aussi comme métaphore d’une faille, d’une brisure au cœur des êtres.
Un memento mori ?
L’enjeu n’y est pas seulement collectif. À la fois fragiles et tangibles, ces tours représentent autant des idéaux collectifs qu’un idéal personnel, chéri par Superman. Ces villes représentent aussi son idéal, son foyer presque oublié et détruit dont il n’a plus qu’une version miniature. Elles tiennent pour une projection mentale de son passé, aussi personnelle et non pas exclusivement collective. Son « paradis secret » vers lequel il peut tourner un regard enfantin. Superman est dépeint ici comme une créature sensible. Une vraie pelote de sentiments plutôt qu’une boule de muscles. Loin de l’image virile décernée au superhéros américain, ces formes cacheraient une profonde blessure, intime et secrète. Des bouteilles en verre remplies de fumée et au coeur desquelles resterait nichée une cité indiscernable viennent s’ajouter à tout l’attirail. Elles apparaissent ici comme des métaphores du trouble de notre mémoire et de l’incapacité du héros à retrouver son passé.
Néanmoins, ces objets réduits de plusieurs échelles, peuvent-ils tenir pour ce qu’il a perdu ? Les objets - la matière - ont-ils la force de retenir le passé ? Si ces villes tiennent comme des instantanés, une vaine tentative d’immobiliser le temps et de capturer un échantillon du passé, celui-ci semble filer entre les doigts. Déstabilisant l’idée de « futur », Mike Kelley fait de même pour le « passé ». Il le remplace par une suite de statues capturées à divers moments qui en pointe aussi la multiplicité. Kandor et Superman apparaissent comme des êtres aux multiples facettes qui ne peuvent être conciliées les unes avec les autres. Nous sommes confronté.e.s aux multiples occurrences de la même cité et pourtant, celles-ci ne peuvent concorder. Kandor, dont les profils devraient se rejoindre, ne fait que se métamorphoser à grande vitesse. Nous sommes à la fois confrontés au temps long de l’évolution d’une société et à des coupures dans ce continuum car nous n’en voyons que des instants. L’artiste ne nous présente pas seulement une longue période du passé qui a été encapsulée, il présente une temporalité disloquée et dont le sens - l’intuition sensible - ne peut que nous échapper. Le temps lui-même devient extra-terrestre.

Mike Kelley appuie ce renversement de perspective en accompagnant cette oeuvre d’une vidéo où un (faux) Superman récite les premiers mots du roman féministe The Bell Jar (La Cloche de détresse, 1963) de Sylvia Plath. S’étant suicidée peu après la publication de cet ouvrage, l’auteure y exprime ses troubles mentaux sous forme de roman à clef. Derrière le vernis de la fiction se cache une sombre réalité et Mike Kelley semble inciter à la même réflexion dans le cas de Superman - alors que l’on ne pourrait pas trouver deux êtres plus aux antipodes l’un de l’autre. Cette dernière installation offre ainsi un contrepoint humoristique à l’ensemble de l’exposition - qui est elle-même imprégnée de comique. En effet, Superman, parangon de la virilité, y dialogue avec un ouvrage connu pour son discours féministe et contestataire. Les véritables cloches de verre font évidemment écho au titre du roman.
La « cloche de verre » est elle-même utilisée dans le roman comme métaphore lorsque la narratrice réside dans une institution psychiatrique. Ce ne sont alors pas des objets, des cités ou des bibelots, qui sont placés sous cloche, mais bien des êtres. Se réveillant d’un cauchemar, la narratrice songe :
« Un mauvais rêve.
Pour celui qui se trouve sous la cloche de verre, vide et figé comme un bébé mort, le monde lui même n’est qu’un mauvais rêve.
Un mauvais rêve. » (3)
La cloche de verre renvoie à une sensation ou plutôt à une situation de cauchemar continu. La cloche y est aussi une image métaphorique des institutions psychiatriques : des prisons transparentes, en apparence inoffensives, mais où l’enfermement n’en est pas moins réel. L’oeuvre de Mike Kelley joue de l’écho au roman : bien que découvertes, placées en dehors de ces cloches, ces villes restent le symbole d’un emprisonnement dans le passé, d’une torture éternelle pour leur propriétaire. La prison ne s’incarne pas ici sous forme de cage mais de monument (4). Elle n’a pas besoin d’être physique et peut au contraire rester immatérielle, mentale. Dans « Ghost And Spirit », elle semble justement avoir cette apparence spectrale, et flotter au-delà des cités. L’artiste fait ainsi basculer ces statues de l’avenir au passé, de l’utopie à la dystopie.
Métaphores de notre relation à notre passé, et notamment à notre enfance, ces villes se trouvent ainsi placées entre passé et futur, entre intériorité et extériorité tout comme nous devons cheminer entre elles, et entre elles et leurs verres. Ce sont des forteresses ouvertes, laissées à l’abandon, et dont le sens reste fuyant même si nous avons essayé d’en capter, au moins, une partie.

NOTES
(1) Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Éditions Galilée, 1974.
(2) Michel Butor, Essais sur les modernes [1964], Paris, Gallimard, coll. Tel, 1992, p. 43.
(3) Sylvia Plath, La Cloche de détresse, Paris, Denoël, 1972, p. 260.
En langue originale :
« A bad dream.
To the person in the bell jar, blank and stopped as a dead baby, the world itself is the bad dream.
A bad dream »
(4) le « monument », monumentum issu du verbe monere n’est autre que le souvenir ou plutôt la réminiscence 4 en latin
À propos de l'autrice :
Alice Limborg-Noetinger poursuit des études de Lettres et de Philosophie. Elle se penche sur tout ce qu’il y a de plus bizarre dans la littérature française du XIXe siècle (de préférence ce qui est bizarre, mais surtout ce qui est bizarre et dans la mer aussi).
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