À découvrir à la fondation Azzedine Alaïa jusqu’au 11 février 2024: ALAÏA / GRÈS. AU-DELÀ DE LA MODE, une exposition inédite où se rencontrent deux grands maîtres de la coupe et du drapé: Madame Grès et Azzedine Alaïa. Mode ou sculpture? Très mode par une maîtrise affolante de la coupe et travail sculptural d’une sobriété rappelant la statuaire grecque, c’est plus d’une soixantaine de pièces couture que l’on est amené.es à découvrir. L’exposition interroge avec subtilité les liens entre vêtement et sculpture à travers un commissariat d’exposition sur-mesure signé Olivier Saillard.
Le vêtement en volume: entre coupe et sculpture
« Je ne crée jamais une robe à partir d'un croquis. Je drape sur un mannequin, puis j'étudie à fond son caractère et c'est alors que je prends mes ciseaux » Madame Grès
Tous deux passé.es par la sculpture avant d’aller vers la mode sans que leur rencontre ait été avérée, Azzedine Alaïa et Madame Grès se rejoignent autour d’un travail de coupe rigoureux et vertigineux.
Ancienne disciple de Madeleine Vionnet dans les années 1930, Alix Grès en a conservé le sens aigü du matériau et du mouvement. À l’opposé de de la coupe « tailleur » symbolisée un peu plus tard en 1947 par le Tailleur Bar de Christian Dior, les robes de Madame Grès sont drapées directement sur le corps. S’illustrant dans ce qu’on appelle le « flou » en Haute Couture, Madame Grès n’utilise pas le dessin pour penser la silhouette, elle travaille directement le volume à même le corps. Pas de patronage, pas de coupe à plat, tout est, à l’image d’un sculpteur, façonné ex nihilo grâce à la technique du drapé en jersey coupé en biais, le « pli Grès ». Azzedine Alaïa, après des études de sculpture aux Beaux-Arts, fait ses armes dans la mode parisienne auprès d’une clientèle Haute Couture à partir de 1956. Surnommé « le roi du Stretch », il utilise un « jersey stretch » extensible pour ses créations. Son travail mêle avec une maîtrise fascinante une coupe sculptée sur le corps pensée pour souligner les courbes du corps féminin ainsi qu’un travail de drapé qui se rapproche de celui de Madeleine Vionnet et de Madame Grès.
Robe Madame Grès PH. Colin Gray Scad Fashion Museum / Robe Azzedine Alaïa, PRINTEMPS-ÉTÉ 1991 PH. ANDREA&VALENTINA
Le drapé: déplacement érotique du corps au vêtement
Jugé trop sexy dans les années 1980, le travail d’Azzedine Alaïa a depuis gagné ses lettres de noblesse. On est en effet subjugué devant les pièces exposées qui témoignent d’une sensualité de la ligne maîtrisée, jamais surjouée. Par un jeu savant d’empiècements en spirales, le stretch allonge les courbes du corps féminin et dévoile subtilement le corps par endroits. Dans Robe longue en jersey de soie corail (Haute Couture Spring Summer 1991) on peut voir que le buste est travaillé en transparence avec un jeu de bretelles en maille qui dévoile le dos. L’Ensemble en jersey mousseline de viscose rouge (Prêt-à-porter Automne/Hiver 2004) montre comment le vêtement est pensé pour dévoiler le corps: les deux pièces (haut et jupe) en monochrome rouge dénudent la taille et soulignent la courbe des hanches par un drapé finement froncé. Efficacité des lignes et extrême sensualité de la coupe et du matériau. La scénographie met en valeur ce rapport sculptural au corps et à l’espace par un dispositif de structures métalliques qui encadrent le vêtement et ponctuent l’exposition.
ALAÏA / GRÈS. AU-DELÀ DE LA MODE PH. STÉPHANE AÏT OUARAB
Les robes de Madame Grès explorent la sensualité du drapé à travers une interprétation proche des drapés de la peinture Renaissance et de la statuaire grecque. Le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman développe l’hypothèse suivante: dans la peinture de Bellini et du Titien, la représentation du drapé procède d’une « bifurcation symptomale » du corps, autrement dit une déviation ou clinamen du mouvement érotique du corps vers le drapé. On retrouve cette idée du drapé dévié dans les robes de Madame Grès: le drapé suggère un déplacement érotique du corps.
« Lorsqu’un corps est déshabillé de ses voiles, le tissu prend, non moins que la chair, son autonomie visuelle et sa « vie » propre ». (1)
Vêtement et sculpture, monochromie et déplacement anatomique du drapé
Traitée exclusivement en monochrome, l’esthétique des robes de Madame Grès semble d’autant plus proche de la perception que nous avons de la statuaire grecque. Érodées par la corrosion, à l’origine polychromes, les sculptures grecques sont devenues ces monochromes blancs qui hantent les salles des musées. Cette perception contemporaine de la statuaire grecque a sans nul doute influencé le travail de Madame Grès. Dans ses robes aucun ornement ni imprimé ne vient détourner l'œil de ce qui fait la force de ces pièces: la sculpturalité du drapé. Les couleurs claires/chair sont récurrentes dans les choix des jerseys: elles décèlent le même rapport évoqué plus tôt entre nudité dévoilée et nudité déplacée vers le vêtement. Certes le tissu recouvre le corps mais sa couleur proche de la carnation dénote une ambiguïté très érotique entre le jersey et la peau elle-même. À la différences des drapés « picturaux » les plis sont traités de manière obsessionnelle chez Madame Grès: on est dans une érotique du drapé contrôlée et davantage scultpurale que « tombée » comme dans les tableaux de la Renaissance évoqués par Georges Didi-Huberman. Les robes poursuivent le clinamen du corps vers le vêtement dans une dimension plus figurative et plus anatomique. On observe cela de manière plus ou moins accentuée dans certaines robes: le drapé peut souligner les lignes du corps voire même suggérer explicitement la forme d’un muscle du dos ou de l’abdomen.
Les robes d’Azzedine Alaïa soulignent les courbes et l’anatomie du corps par le biais d’un drapé moins figuratif que Madame Grès. Cela s’explique par un procédé différent: le couturier franco-tunisien utilise la coupe en biais pour mettre en valeur les lignes du corps. Le volume du vêtement est pensé à même le corps chez Madame Grès tandis que chez Alaïa le volume est retravaillé à plat sous forme de patronage pour mettre au point la coupe de la robe. Le geste dans la manière de travailler le tissu est différent: chez Madame Grès il est entièrement effectué sur le corps en lui-même, les coutures sont effectuées directement sur le volume, on ne passe pas par la coupe à plat. Chez Azzedine Alaïa, le travail de moulage est aussi central mais la mise en forme de la coupe et les coutures passent par une mise à plat: on est moins dans un geste sculptural à proprement parler. Étonnant paradoxe: si dans le processus de construction le geste de Madame Grès se rapproche formellement plus de celui du sculpteur, c’est dans les robes d’Alaïa qu’on retrouve la sensation de ce geste. Les lignes, les découpes sont pensées de telle sorte qu’on a la sensation du coup de ciseaux en regardant la robe. L’exemple le plus éloquent étant l’iconique robe longue en jersey de laine et zip enroulé autour de la robe (haute couture printemps été 2003). Toute la silhouette est enroulée par un zip métallique: on n’est pas dans le système précautionneux des plis de Madame Grès placés millimètres par millimètres mais véritablement dans le geste de la coupe en ce qu’il a de plus pur.
L’héritage du drapé et le rapport sculptural au vêtement semblent se poursuivre dans la création contemporaine avec différents designers aux approches différentes: Atlein dans un geste minimaliste et organique, Glenn Martens et ses drapés à mi-chemin entre le baroque et la ninfa tombée ainsi que Jeanne Vicerial qui revisite l’anatomie du corps féminin et la sculpture grâce à son étonnante invention: le tricot-tissage. Plutôt que de délimiter une parenté possible entre vêtement et sculpture, il semblerait que ce lien ait toujours existé, des korés grecques, aux ninfas de la Renaissance, le drapé serait alors un inlassable déplacement de l’érotisme du corps vers le vêtement. Vêtement, peinture et sculpture ne sont pas à penser comme des catégories séparables et séparées mais comme des espaces de création et de circulations d’iconologies communes.
Sara Genin
L’exposition se déroule jusqu’au 11 janvier 2024. À découvrir en collaboration avec la Fondation Azzedine Alaïa: l’exposition AZZEDINE ALAÏA, COUTURIER COLLECTIONNEUR au Palais Galliera.
Notes
(1) Georges Didi-Huberman, Ninfa Moderna: Essai sur le drapé tombé, Gallimard, 2022, p. 19-20.
Bibliographie
Sous le commissariat et la direction d’Olivier Saillard, ALAÏA / GRÈS. AU-DELÀ DE LA MODE, dossier de presse de la Fondation Azzedine Alaïa, 2023
Georges Didi-Huberman, Ninfa Moderna: Essai sur le drapé tombé, Gallimard, 2022.
Collectif, Fashion. Une histoire de la mode du XVIIIe au XXe siècle, Taschen (Les collections du Kyoto Museum Institute), 2006.
Charlotte Seeling, La mode au siècle des créateurs 1900-1999, Könemann, 2000.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Critique d’art et de mode indépendante depuis 2018, elle a travaillé pour la rubrique Art des Inrockuptibles et pour des webmédias culturels. Elle rejoint Opium Philosophie en 2023 au pôle de la Webrevue et des Esthétiques. Actuellement en Master 1 Design Vêtement aux Arts Décoratifs de Paris après une classe préparatoire littéraire et des études d’Histoire de l’art et de mode, elle conjugue sa pratique de critique avec celle de designer/artiste plasticienne. Sa recherche porte sur les enjeux esthétiques de la création de mode contemporaine. Elle s’intéresse aux notions d’image et d’invisible, de fantôme et de mémoire au travers de recherches plastiques et de dispositifs liés à l’artisanat numérique.
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